La valise des quatre matriarches

La valise des quatre matriarches

Face à la catastrophe écologique, comme on pouvait s’en douter, les hommes du début du XXIe siècle ont choisi de faire confiance au progrès, à la technique. Toutefois, la rareté des ressources a conduit à une escalade de tension à l’échelle mondiale. La technologie fut utilisée comme arme, chaque pays cherchant à dominer son voisin pour s’accaparer, ne serait-ce qu’un champ de terre fertile, une source pas encore tarie ou un banc de poissons.

Cependant, au XXIe siècle, la technologie était omniprésente. Elle était même devenue auxiliaire de l’homme, le secondant dans son quotidien, lui épargnant des questions et des efforts considérés à l’époque comme inutiles. Le déploiement de la 5G puis des nouvelles générations d’ondes créèrent, au nom du progrès, un humain totalement dépendant face à une technologie automatisée et envahissante. S’en suivirent des guerres technologiques, ou « guerres micro-ondes », qui causèrent l’implosion et la destruction des grands centres urbains. La technologie, auparavant panacée de l’humanité, fut utilisée contre elle, provoquant sa chute civilisationnelle.

Des immeubles devenus hermétiques, des souterrains bloqués, mais aussi des centrales nucléaires en surchauffe ou l’impossibilité d’utiliser les machines, provoquèrent une très grande baisse de la population mondiale et un retour au ruralisme. Sans contrôle sur la technique, l’Homme est désormais de retour auprès de la nature. Il survit au sein de petites sociétés, des communautés au contact de la nature. 

Dans l’une de ces communautés, quatre matriarches ont connu la catastrophe et ont fui cette ancienne société en prenant avec elles quelques livres pour assurer la continuité de l’espèce : Suzon la Survivaliste, Louise la Bâtisseuse, Léane la Pragmatique et Solenn la Politique. Elles vivent désormais dans une sorte de ZAD dont elles sont les créatrices, entourées d’une trentaine de survivant.e.s recueilli.e.s au fil des mois qui suivirent l’effondrement de la société. À l’aide des livres qu’elles ont emmené avec elles, les matriarches s’efforcent d’éduquer leurs jeunes adelphes et de leur enseigner le savoir du monde d’avant dans un but unique : construire le monde d’après.

La valise des matriarches est organisée en différentes catégories qui ont chacune une vocation bien précise ainsi qu’un contenu minutieusement étudié. Seule une catégorie, celle qu’elles aiment à appeler leur catégorie “cabane”, n’a pas pour vocation d’enseigner ou de transmettre. Cette catégorie, comme elles vous l’expliqueront, leur sert en effet de refuge lorsque le poids du monde est dur à porter et qu’elles ressentent le besoin de se terrer loin de la dureté de cette réalité post-apocalyptique qu’elles auraient bien aimé éviter. Vous découvrirez, au travers des lignes qui vont suivre, leur histoire et l’histoire de cette valise qui en sauva plus d’un. 

1)“Comment on en est arrivé là ? » – comment ne pas réitérer les erreurs passées?  

Un soir de décembre de l’an de grâce 2020, alors que Suzon et moi allions passer à table, l’interphone de notre appartement se mit à sonner. Ce dernier étant cassé depuis notre emménagement, il nous était donc impossible de connaître l’identité de notre visiteur. Des pas dans l’escalier se firent entendre et nous comprîmes vite que le visiteur supposé n’était pas seul. Laissant de côté notre poêlée de champignons, préparée avec amour par ma colocataire, nous nous approchâmes de la porte de notre appartement pour accueillir nos hôtes. La porte s’ouvrit brusquement sur Louise et Léane, en pleine discussion malgré un essoufflement conséquent – Suzon et moi habitions au troisième étage d’un bâtiment dépourvu d’ascenseur. Toujours sans connaître la raison de leur venue, ma colocataire et moi-même les firent s’asseoir calmement sur le canapé qui trônait au milieu du salon, histoire d’en savoir un peu plus. Il est vrai qu’elles avaient bravé le couvre-feu gouvernemental, et bien que nous étions toutes les quatre habituées à contourner la loi, on sentait dans l’effervescence de la situation que quelque chose d’important se préparait.

“Il nous faut une valise, commença Louise en se tournant vers Suzon et moi, une valise pour survivre”. Incrédules, ne comprenant pas un mot de ce qu’elle nous racontait là, nous lui demandâmes de s’expliquer calmement et de nous raconter tout depuis le début. C’est alors qu’elle nous raconta ce rêve étrange qu’elle avait fait, il y avait déjà quelques semaines de cela. Dans son rêve, qui se déroulait dans un futur à la fois proche et lointain – Louise avait notifié que nous paraissions plus vieilles sans pour autant réussir à déterminer notre âge – la Terre avait été ravagée par une catastrophe dont la cause semblait inconnue, mais qui n’avait laissé qu’une poignée de survivants. Nous étions toutes les quatre membres d’une Zone à Défendre, un concept rendu caduque de part la disparition des gouvernements que ce genre d’auto-organisation combattait, mais qui semblait définir au mieux le camp dans lequel nous nous trouvions. Louise n’avait pas vu par quel tour de magie nous avions réussi à survivre toutes les quatre ensemble, mais elle savait que nous avions avec nous une valise contenant une vingtaine de livres, et que ladite valise avait été notre porte de salut. 

Prises par l’euphorie contagieuse de Louise, nous avons donc toutes les quatre commencé à réfléchir au contenu de cette valise. Il faut dire que nous étions à l’affût de n’importe quelle distraction depuis que les bars et les cinémas avaient fermés, et que nous avions obligation de rester chez nous après une certaine heure. Nous commençâmes par lister chacun des titres qui nous venaient à l’esprit lorsque l’on réfléchissait aux livres qui pourraient potentiellement nous sauver d’une apocalypse. Notre concertation dériva sur la nécessité ou non d’ajouter à notre valise un exemplaire de la biographie de Stéphane Bern, un grand homme cher aux yeux de Suzon, qui ne s’imaginait pas affronter l’apocalypse sans lui. Léane, qui s’était mise en retrait depuis quelques minutes, interrompit brusquement notre discussion.

“Il nous faut organiser notre valise d’une manière pragmatique et réfléchie, sinon on y arrivera jamais, scanda-t-elle en se tournant vers nous. Répartissons-nous le travail en fonction de nos capacités à chacune. Suzon, par exemple, tu pourrais être en charge de la partie uniquement liée à notre survie. Je sais que tu es passionnée de survivalisme et des émissions de … Comment s’appelle-t-il déjà ?

– Bear Grylls, répondit Suzon, déçue que personne ne se rappelle du nom de son héros.

– Solenn, nous savons toi comme moi que tu nous seras extrêmement utile lorsqu’il faudra que nous reconstruisions un semblant de société. Concentre-toi sur la dimension politique de notre valise, car c’est ce que tu fais le mieux. Quant à toi Louise, tu es ce que nous pourrions appeler une bâtisseuse. C’est d’ailleurs toi qui a mis cette idée en forme, c’est grâce à toi si nous sommes en train de passer la nuit à gamberger sur ce projet fou, donc essaye de penser à des livres qui pourraient nous servir de piliers pour notre aventure future.

– Et toi, répondis-je, tu es clairement bien plus pragmatique et méthodique que nous. Pourquoi tu ne te concentrerais pas sur les paramètres logiques de notre valise, ainsi que sur des livres utilitaires et pratiques ?”

Cette idée de répartition plu à tout le monde. Durant sept ans, nous avons réitéré ce type de soirées dans le but de peaufiner notre valise : celle-ci devait être parfaite si nous voulions avoir une chance de survivre. Les catégories étant faites (nous les avions réduites au nombre de six, même si au départ, nous voulions en mettre le double), il nous était simple de travailler chacune de notre côté et de tout mettre en commun plus tard. Seules deux catégories restaient infaisables seules : la première et la dernière. La dernière catégorie, notre catégorie “cabane”, était par essence, une catégorie collective, puisque chacune d’entre-nous devait y ajouter un livre personnel. La première, en revanche, était laissée en suspens car c’était la plus complexe. Elle ne relevait pas des compétences particulières de l’une d’entre-nous, elle se devait d’être un état des lieux des actes cruels de l’être-humain, ceux-là même qui avaient déclenché la fin de notre monde. Nous voulions, dans cette catégorie, rassembler des ouvrages qui témoignaient des erreurs de l’humain, que nous devions évidemment nous efforcer à ne pas reproduire, dans le but d’instruire les sociétés futures. 

Ce n’est que quelques semaines avant La Catastrophe, lors de l’une de nos “soirées valise”, comme nous les appelions – un titre trouvé par Suzon, qui souhaitait se moquer gentiment de notre projet, mais qui fut finalement adopté par le reste du groupe – que nous trouvâmes les titres manquants à notre catégorie. Cela faisait deux mois que tous les pays occidentaux s’étaient engagés dans des “guerres micro-ondes”, déclenchées par l’annonce du développement de la 6G. La Catastrophe était proche et nous le sentions. Le climat général nous dévoilait petit à petit la forme que prendrait notre fin du monde, ainsi que le type de survie auquel nous devrions nous plier. Nous nous sommes donc mises d’accord sur trois ouvrages.

2)“Survie” – quels sont les livres que nous utiliserons pour survivre, loin du confort de la ville ?

Lorsque nous n’étions encore qu’aux prémices de notre société d’après la fin, Léane, grande amatrice des choses bien organisées et définies, a décidé de nous attribuer à toute une sorte de titre qui définirait notre champ d’expertise. Elle m’a ainsi nommé « Suzon la survivaliste » et m’a chargé de rassembler les connaissances pratiques nécessaires à notre survie. Il est vrai que cette tâche semblait me désigner d’elle-même. Je suis en effet dotée  d’un côté pratique qui m’a permis de me projeter dans le monde futur en gardant toujours à l’esprit ce qui est réellement essentiel. Louise aurait sans doute choisi d’emporter avec nous un guide de 400 pages sur la cultivation du cannabis ce qui, entre nous, n’aurait pas été des plus utiles. De même pour le livre sur l’interprétation communiste du langage floral, livre à cause duquel Solenn et moi avons eu, pour parler poliment, quelques différents. 

Ainsi il m’a fallu rassembler, en quelques ouvrages seulement, toutes les notions nécessaires à la survie pratique de notre communauté. Je laisse donc aux autres le soin d’imaginer la société et le rapport aux générations futures et me concentre ici sur tous les savoirs que la technologie nous a fait oublier. Les autres matriarches, conscientes de leurs propensions à tout voir par leurs prismes symboliques, m’ont laissé carte blanche. Le choix fut rude et j’ai dû, à contre cœur, me séparer du guide de survie de l’extrême de Bear Grylls qui, bien qu’il m’ait apporté énormément depuis ma plus tendre enfance, n’était pas adapté à notre situation. En effet, j’ose espérer que dans nos préparations à la fin, nous avons choisi de nous établir dans un lieu dont les conditions ne sont pas « extrêmes ». Sinon, je suis au regret de vous dire que notre survie est compromise. Il en va de même pour mon livre favori, le guide des champignons. Si je dois donner un seul conseil aux générations futures c’est celui-ci : NE MANGEZ PAS LES CHAMPIGNONS. La chasse aux champignons est un art qui se transmet majoritairement à l’oral et je ne veux pas être responsable de la mort de notre société lorsqu’un petit malin, croyant avoir ramasser des golmottes, fera une poêlée d’amanites mortelles.  

Pour en revenir au sujet principal et car cet événement est encore douloureux pour moi, je vais donc évoquer maintenant mes motivations dans le choix des trois livres de cette catégorie, chiffre imposé de façon non-démocratique par “Léane la pragmatique”. Premièrement, nous souhaitons opérer un retour à la nature et donc nous n’emporterons rien de ce qui a causé la fin du monde d’avant. La technologie sera de toute façon devenue obsolète. En ce qui concerne la localisation de notre ZAD, je vous épargne les études préalables que j’ai réalisées dans le but de choisir l’endroit idéal, sachez seulement que nous établirons notre société dans un lieu viable et isolé. Étant de nature pacifique, nous ne souhaitons en effet pas avoir à nous soucier des autres êtres humains. Au placard l’apprentissage du self-défense (je précise pour les futurs enfants de notre havre de paix qu’un placard est un meuble visant à stocker des objets). Sans pour autant envisager un retour à l’âge de pierre, je me suis concentré sur l’apprentissage de la culture du sol et sur le travail des ressources que nous aurons à disposition. Inutile de tergiverser sur les machines agricoles ou sur les engrais chimiques, nous devrons tout faire nous-même. Le passage au monde d’après sera rude mais nous pensons que seul un changement radical de mode de vie peut nous permettre de survivre et surtout de ne pas reproduire les erreurs que le confort apporte.

3) “Sauvegarder le passé” afin de protéger l’avenir

Je me souviens d’abord du chaos, de la panique engendrée par cet effondrement soudain de la société dans laquelle nous avions toujours vécu. Les souvenirs se bousculent toujours, même après les décennies qui se sont écoulées; les rides qui peu à peu s’incrustent sur nos visages n’ont pas effacé les tranchées qui lacérent nos cœurs. Nous avons tout perdu à cause de l’hubris des Hommes. 

Pourtant, dans cette terreur ambiante, nous avons choisi de ne plus subir les décisions des autres, mais d’agir afin de sauver ce qu’ils nous restait. Louise et moi avons eu l’idée de prendre une valise uniquement consacrée aux ouvrages que nous voulions emporter avec nous, afin de pouvoir nous reconstruire. Puis rapidement, lorsque nous avons exposé notre idée à la Survivaliste et à la Politique, nous avons décidé de choisir méticuleusement ces livres car nous avions la responsabilité de participer à une reconstruction de la société, ou plutôt à l’élaboration d’un nouveau monde, afin de ne pas réitérer les erreurs passées. 

Pourquoi est-ce que je me nomme la Pragmatique, vous demandez-vous sans doute? Car je me suis trouvée à la croisée des chemins, entre une Survivaliste convaincue, une Politique de génie et une bâtisseuse déchaînée. Je ne réfléchis qu’en calculant les probabilités afin de trouver la solution la plus réalisable. 

 Au début, je trouvais même l’idée d’une valise de livres plutôt inutile, car encombrante. Mais après avoir calculé plus sérieusement l’utilité d’un tel projet par rapport à son coût (le poids et le volume de cette valise risquait de nous ralentir et de nous handicaper), j’ai réalisé qu’il était essentiel de conserver des traces écrites de notre passé. Dans ma jeunesse universitaire, avant la catastrophe, j’ai été animatrice de colonies de vacances: je m’occupais régulièrement d’enfants et de jeunes en difficultés. Ceci a éveillé en moi un espoir nouveau: l’espoir que les nouvelles générations parviennent à trouver une solution, une issue à la catastrophe écologique et technologique vers laquelle nous nous dirigions. Alors quand tout a été détruit, j’ai senti peser sur mes épaules le poids de l’avenir de tous ces enfants qui étaient victimes de l’appétit capitaliste des générations précédentes. Les quatre matriarches se sont ainsi regroupées, chacune motivée par ses ambitions personnelles, mais ayant toutes un objectif commun: créer un monde meilleur, une société nouvelle sur les ruines de la civilisation qui nous avait vu naître. 

  Nous avons alors choisi de répartir le volume de la valise en fonction de différentes catégories. Naturellement, mon pragmatisme m’a poussé à choisir la catégorie “Sauvegarder le passé”, afin de protéger les connaissances les plus utiles de l’ancienne civilisation. Pourtant nous ne souhaitions pas sauver grand chose de ce qui avait été la cause de tant de pertes et de morts; d’ailleurs les trois autres matriarches éprouvaient une rancœur profonde envers nos prédécesseurs. Moi aussi, mais la raison m’a poussé à conserver ce qui pourrait se révéler utile, dans la mesure où ces ouvrages présentaient une menace pour notre futur inférieure à 2%. Statistiquement, nous avions plus de probabilités de réussir avec une base de connaissances qui serait utile à la formation des nouvelles générations. 

Car ce qui me motivait à poursuivre cette idée folle de tout reconstruire à partir de rien, c’était d’offrir une chance à ceux qui en avaient été privés. Je voulais protéger les générations futures en leur enseignant les erreurs passées, afin qu’ils ne réitèrent jamais les erreurs de leurs ancêtres. Nous, les quatre matriarches, avions le devoir de sauvegarder le passé afin de protéger l’avenir. 

4) “fictions, récits et poésie” – Comment les livres non-scientifiques de notre valise nous aideront-ils à vivre dans le monde d’après ?

En ce qui concerne cette catégorie, moi, Suzon, m’exprimerais au nom de “Louise la bâtisseuse”. J’ai en effet le regret de vous annoncer qu’elle est momentanément indisposée suite à une rencontre malheureuse avec un grizzli. Je tiens quand même à rassurer ceux qui nous liront, elle n’est pas en danger de mort, seulement en convalescence. C’est moi qui l’ai trouvée après son affrontement avec la bête – dont elle est sortie victorieuse grâce à ses années passées à affronter des montagnes de muscles au  rugby – et elle m’a alors résumé ce qu’elle voulait que j’écrive en son nom. 

Premièrement, si Léane l’a chargé de rassembler des fictions, c’est parce que de nous toutes, Louise est la matriarche possédant le plus de connaissances dans ce domaine. Léane est trop pragmatique pour adorer les fictions et les mondes alternatifs, Solenn préfère de loin les manifestes communistes et moi les manuels pour apprendre à distinguer les chants des oiseaux. Louise en revanche avait vu la fin du monde venir depuis fort longtemps et avait une vision très critique de ce qui l’entourait. Elle pensait que les bouquins historiques n’étaient pas le seul moyen de décrire le monde et que les comportements humains s’happréhendaient bien mieux par le biais fictionnel. 

Pour elle, notre société doit se construire en opposition au monde d’avant et il faut donc rendre compte des déviances auxquelles les mentalités pré-catastrophe étaient soumises. Même si les situations ne sont pas réelles, les livres qu’elle a sélectionné permettent de comprendre ce qui, en nous, a fait fausse route et les chemins à éviter pour ne pas réitérer nos erreurs. Il s’agit de “désapprendre” ce qu’il y avait de mauvais en la nature humaine et, pour cela, il faut en garder les traces. [1]témoignages recueillis par Solenn La Politique

5) “Histoire et Sciences”, quand la théorie nous permet d’envisager de nouvelles alternatives

Si l’on m’appelle “Solenn la Politique”, c’est parce que très tôt c’est vers ce domaine que se sont portées mon attention et mon ambition. Je n’avais que faire des livres très terre à terre de Suzon, ou de ceux plus extrentiques de Louise. Ce que je voulais c’était de me poser les bonnes questions, réfléchir aux réels enjeux d’une remise en question de notre société passée. Alors quand Léane et Louise ont commencé à parler de leur idée de valise de livres, j’ai tout de suite su quels étaient les ouvrages que j’allais apporter à ce projet ambitieux. C’était deux ans avant La Catastrophe, comme on l’appelle entre survivant.e.s. Elles ont eu du flair ces deux-là, parce que beaucoup d’entre-nous ne l’ont pas vu venir. À cette époque, j’habitais avec Suzon. On a donc commencé à y réfléchir ensemble, réfléchir à ce que chacune de nous deux pouvait apporter à cette valise – qui, dans mon souvenir, ressemblait plus à un grand sac qu’à une vraie valise. Les filles m’ont tout de suite attribué cette catégorie. J’entend encore les mots de Louise me dire : “elle te va bien, c’est vraiment tout toi”, sur un ton plus qu’enthousiaste. 

On a perdu beaucoup de monde à cause de La Catastrophe, alors il fallait bien qu’on aille de l’avant et qu’on réussisse à enseigner ce qu’on savait aux futurs habitants de ce monde. Étant donné qu’on était les plus vieilles et que l’on possédait le plus haut niveau d’étude, on a vite été désignées comme “institutrices en chef” – c’est un titre honorifique, ici nous essayons de nous éloigner des distinctions et de la méritocratie qu’elles engendrent. La valise est peu à peu devenue une sorte d’école, dont chacune des catégories représentait une matière, et chacune des matriarches, une professeure. Ma matière à moi c’était la catégorie “Histoire et Sciences”, mais comme vous vous en doutez sans doute, je l’ai un petit peu arrangé à ma sauce. J’ai laissé les sciences dures à Suzon qui, en grande survivaliste, était plus à même d’enseigner à nos recrues comment repérer des plantes comestibles ou médicinales. L’histoire en elle-même, c’est Léane qui l’a prise en charge, puisqu’elle enseigne aux jeunes ce que nous avons choisi de garder de notre passé sombre. De toute façon, il nous était compliqué d’expliquer à nos élèves l’histoire du monde greco-romain, lorsque toutes les cartes et toutes les traces de leur passage sur terre ont été rasées après La Catastrophe. Alors l’Histoire en elle-même, on l’enseigne au coin du feu, lorsqu’on nous somme de raconter un “conte”, comme ils l’appellent – les traces du monde d’avant étant réduite à des chimères à leurs yeux. 

Les livres de cette valise, ils nous ont déjà servi, plusieurs fois même. Dans les premiers mois qui suivirent La Catastrophe, nous étions seules au monde (ou du moins c’est ce que l’on croyait). Comme on se connaissait depuis longtemps et qu’on avait eu ensemble ce projet fou, on est restées toutes les quatre. C’est vrai qu’au début il y avait des livres que l’on n’ouvrait pas, comme Le Grand Robert par exemple. Mais, même si on a dû se concentrer sur les livres strictement liés à notre survie pendant un moment, on avait toutes les quatre la conviction intime que nos livres serviraient un jour. Enfin toutes les trois, Léane, Louise et moi. Suzon étant en charge de la partie survivaliste de notre grande valise, elle ne pouvait s’empêcher de nous répéter que sa catégorie était la plus importante. Il me semble même l’avoir entendu plus d’une fois marmonner que l’on aurait dû “virer deux ou trois livres d’intellos pour rajouter le guide de survie de Bear Grylls”. Mais je ne lui en ai jamais tenu rigueur étant donné qu’elle nous avait sauvé la vie plus d’une fois. 

Ma catégorie, Histoire et Sciences, était donc très importante pour moi. Elle était l’occasion de rassembler trois livres – si l’on avait pu j’en aurais sûrement emporté plus – tous écrits dans les années pré-Catastrophe, et qui proposaient tous une alternative à notre ex-société. Car oui, même si la vie est dure depuis et que nous regrettons quelque part le monde d’avant, il était aussi rempli d’inégalités, de corruption, d’aliénation, …

En plus d’apporter une réelle réflexion sur tous les aspects de notre ancien système, ces livres nous ont également permis de créer notre nouvelle société sur des bases solides et plus justes qu’avant. C’est facile en même temps lorsqu’on est aussi peu nombreux – notre ZAD comprend environ une cinquantaine de personnes.

6) “La cabane”, ou comment trouver du réconfort en milieu hostile ?

Par une nuit froide et potentiellement hostile, environ cinq ans avant la catastrophe, Léane, Suzon, Louise et moi étions toutes les quatre assises au coin du feu. Nous en étions à notre seizième confinement, ce qui nous avait laissé assez de temps pour peaufiner notre valise. Il nous restait cependant un problème à résoudre. En effet, chacune d’entre nous désirait ardemment emporter avec elle un bout du monde d’avant, un livre qui nous rappelle à nos années heureuses et qui nous soigne des épreuves que nous réservait le monde hostile qui nous attendait. Léane, plus pragmatique que jamais, refusait catégoriquement d’ajouter des livres à notre valise déjà assez conséquente, en raison des calculs qu’elle avait effectués auparavant. Elle allait même jusqu’à nous interdire d’emporter avec nous des livres qui n’avaient pas pour but de nous sauver ou de sauvegarder notre espèce. Les esprits commencèrent à s’échauffer. Le ton montait petit à petit, des menaces d’abandon du projet se faisaient même entendre. C’est alors que Suzon prit la parole. La survivaliste qui ne prenait que rarement part aux querelles – à moins que celles-ci ne parlent de champignons – s’était décidé à calmer les esprits. Elle nous livra alors un discours très touchant sur l’importance d’emporter un livre personnel, un livre destiné à nous réconforter dans l’adversité qui nous attendait. “La réalité qui nous attend ne va pas être une partie de plaisir Léane, alors autant avoir la possibilité de la fuir quand elle nous deviendra insupportable. Et puis, je suis sûre que même Bear Grylls possède au fond de son sac un “livre doudou”, qu’il lit le soir quand il s’endort dans sa tente Quechua”. Suzon ayant invoqué le nom de son héros suprême, Léane se calma, intriguée. Elle paraissait plus à même d’écouter nos arguments de manière tranquille, réalisant sans doute par la même occasion que nous étions en supériorité numérique. 

Le feu s’était presque éteint dans notre cheminée lorsque l’on arrêta de parler. Cela faisait une bonne demi-heure que le ton était redescendu et que le calme était revenu entre nous quatre. Léane finit par accepter, étant donné que même son pragmatisme exalté ne l’empêchait pas de posséder elle aussi un livre cher à ses yeux – bien qu’inutile pour la communauté…

La Valise, quelques années après 

Construire cette valise, c’est sans aucun doute ce qui nous a permis de survivre. Sans elle, qui sait ce que nous serions devenues. Après réflexion, nous avons cerné les genres de choses qu’il nous manquait.

Tout d’abord, après quelques années à vivre dans la nature, loin du confort matériel de la ville, nous avons remarqué que certains de nos livres étaient endommagés. Pas nos livres cabanes, évidemment, que nous gardons près de nous le plus possible, mais d’autres comme ceux que nous utilisons pour donner cours. Un livre sur la conservation des livres n’aurait donc pas été de refus. Malheureusement, nous n’avons aucun moyen de savoir si de tels ouvrages ont réellement existé ou si nous les fantasmons juste lorsque nous voyons de la boue recouvrir nos ouvrages préférés.

De plus, nous manquons cruellement d’humour de nos jours. Bien que Suzon soit un vrai clown de service, un livre de blague ou à visée humoristique ne serait pas de refus lorsqu’elle s’approche de nous discrètement pour nous sortir ses meilleures citations de la Cité de la Peur. Évidemment, nous excluons dans la catégorie “livre à visée humoristique », le “WC Book” dont Suzon nous vante constamment les mérites. 

Néanmoins, nous considérons que notre valise est plus ou moins parfaite. Non pas qu’elle présente une liste totalement exhaustive de titres qui nous préparent à tout type de menace – la preuve : aucun de nos livres ne nous enseigne comment faire face à une attaque de grizzly. Mais son contenu nous a sauvé plus d’une fois la vie, preuve de l’efficacité de notre valise, et il nous à aider à englober un ensemble de thématiques, qui permettra aux générations futures de se l’approprier ainsi que d’apporter leur touche personnelle. De plus, notre valise fait un état des lieux des actions néfastes de l’Homme – dans le but de ne pas les réitérer – mais elle relate également les belles initiatives prises par nos ancêtres, dont nous pourrions nous inspirer pour construire un monde meilleur.

Notes

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1 témoignages recueillis par Solenn La Politique


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