La gestion des corps dans l’espace urbain par les pouvoirs publics

La gestion des corps dans l’espace urbain par les pouvoirs publics

« Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. »

Albert CAMUS

Cette phrase écrite par Albert Camus dans son ouvrage La Peste nous rappelle le bouleversement que crée une épidémie dans nos espaces aussi bien physiques, sociaux ou mentaux. La pandémie COVID-19 met à l’épreuve tous les corps. Elle remet en cause tous nos espaces que l’on investissait, que l’on investit et que l’on investira. Cette situation instable et incertaine nous demande sans cesse une capacité d’adaptation, de créativité et de remise en question afin de donner un sens au monde qui nous entoure.

La COVID-19 impose une réorganisation des espaces et plus spécifiquement des espaces urbains car elle implique une répartition différente des corps. Dans un système capitaliste qui adhère à des moyens de surveillance divers et nombreux comme peut l’illustrer l’application COVID-19, consistant à localiser les personnes autour de soi, la pandémie semble renforcer la gestion de nos propres corps par les pouvoirs publics. De fait, l’institution d’une politique de la santé traduit un contrôle intégral de l’individu, ce dernier étant désormais inséré dans une population modelée à la guise des politiques. Ces mécanismes de gestion de l’existence de l’individu et de sa santé contribuent à mettre en place un système d’individualisation qui s’attache à inclure ou à exclure des catégories de la population. Comme l’explique Michel Foucault, le contrôle exercé est essentiellement une économie de pouvoir qui gère la société en fonction des modèles normatifs globaux intégrés dans un appareil d’État centralisé.


Histoire des villes

Nées de la sédentarisation des hommes pour cultiver les terres, les premières villes sont apparues en Mésopotamie au IVème siècle avant notre ère. Elles s’organisent premièrement autour d’un temple, aux abords duquel les habitant.e.s s’installent afin d’être au plus proche de leur « chef spirituel ». Petit à petit les lieux vont se complexifier avec la multiplication de ces derniers et des personnes s’y regroupant, multipliant également les échanges. C’est pourquoi est apparue la nécessité de contrôler ces échanges et la communication afin de limiter les conflits et de pouvoir instaurer une vie en communauté.

Afin d’étayer notre propos sur l’évolution des villes et leur influence potentielle sur la disposition des corps dans l’espace, nous allons nous concentrer sur l’exemple de la ville de Paris.

Paris est une ville qui a énormément évolué à travers les siècles mais c’est surtout à partir de la moitié du XIXème siècle que de réels changements vont transformer la ville, avec les innovations qui lui sont apportées, notamment à l’initiative du baron Haussmann. En effet, avant 1850, la ville n’avait pas été rénovée depuis le Moyen-Age et elle était très peu salubre ; les rues étaient étroites, rendant la circulation difficile et les maisons étaient très hautes, empêchant le passage de la lumière et favorisant le développement d’épidémies.  Ainsi, la population se déplaçait peu au sein même de Paris et les habitant.e.s d’un quartier le quittaient très rarement. A cette époque également, la ville était divisée en trois parties bien distinctes : l’île de la Cité, qui correspondait au centre politique de la ville ; l’Université, qui est l’actuelle rive gauche et centre universitaire contrôlé par l’Église et enfin la Ville, où habitait le peuple et  correspondant à l’actuelle rive droite .

Nous pouvons mentionner le Mur des Fermiers Généraux, qui, au XVIIIème siècle, était un mur de 24 kms permettant à la Compagnie des Fermiers Généraux de percevoir un impôt sur les marchandises qui entraient dans la ville. Ce mur enfermait les 11 premiers arrondissements que l’on connaît aujourd’hui mais la ville bâtie s’étendait plus loin que ça. Cette période voit s’accroître de façon exponentielle le nombre d’habitant.e.s de la ville mais cette dernière n’est pourtant pas réhabilitée pour accueillir plus de monde. En effet, la période se caractérise par son « urbanisme d’accumulation » puisqu’on se contente, pour pouvoir loger l’ensemble de la population parisienne au même endroit, de construire de nouveaux corps de bâtiments au fond des cours intérieures ou de rajouter des étages à des immeubles déjà existants

Cependant, des innovations urbaines ont bien lieu à la périphérie de la ville, sur des terrains vierges. La mixité sociale est alors une réalité à ces endroits puisque des couvents et hôtels particuliers avoisinent les quartiers populaires.

La révolution Haussmannienne

En 1850, la rive gauche et la rive droite ne communiquent toujours pas, ou très peu, et la rive gauche se voit peu peuplée par rapport à la rive droite ou la majorité de la population s’accumule. De même, le centre-ville de Paris est en pleine crise de surpopulation et de paupérisation. C’est donc Haussmann qui va initier la transformation de la ville, largement favorisée par la révolution industrielle en cours à cette époque. En effet, l’apparition de nouveaux matériaux tels que le ciment ou l’acier vont permettre la construction de nouveaux bâtiments. Mais le premier objectif d’Haussmann est d’élargir les rues, projet qui va être mis en place dès 1852. Pour ce faire, 20 000 habitations vont être détruites, mais 40 000 vont être reconstruites, des espaces verts vont être créés, et les rues vont être organisées de façon à être perpendiculaires les unes aux autres. Enfin, des réseaux d’égouts vont être mis en place. Les immeubles Haussmanniens ont eux aussi leurs spécificités ; en effet, une hiérarchie sociale « verticale » s’établie au sein même des bâtiments puisque toutes les couches de la société se superposent dans un même immeuble. Au rez-de-chaussée logent les commerçant.e.s, la bourgeoisie s’établie au premier étage et les domestiques habitent sous les toits. Comme évoqué précédemment, l’apparition de nouveaux matériaux de construction permet la construction de nouveaux bâtiments, construits par les grands industriels afin de loger les ouvriers près des usines ; ces derniers sont en brique et sans confort.  

Haussmann va également être à l’origine de l’aménagement de certaines gares qui vont permettre de relier la province à la ville ; Paris en comptera désormais 5. Les gares deviennent des bâtiments importants puisqu’elles vont constituer les nouvelles portes de la ville.

Tous les grands travaux entrepris par Haussmann, et donc la démolition de nombreuses habitations vont entraîner un déplacement de la population qui va profondément modifier la topographie urbaine et sociale de la ville avec une urbanisation très dense des communes du nord et de l’est de Paris comme Montmartre, Belleville ou La Villette. C’est dans ces quartiers que va majoritairement s’installer la population modeste, tandis que les parisien.ne.s les plus aisé.e.s vont se déplacer vers les quartiers aérés de l’ouest, loin des entreprises industrielles. La zone centrale de la ville subit quant à elle une régression démographique mais conserve les activités administratives, financières et commerciales qui se développent alors dans des quartiers neufs.


Le développement des transports parisiens

Malgré tous ces changements, les limites de la ville reculent lentement jusqu’à la fin du XIXème siècle, notamment à cause des moyens de transports trop lents et réservés à un petit nombre de privilégié.e.s, qui ne permettent donc pas des déplacements assez importants.

Mais dans la foulée des innovations d’Haussmann est installé dans la capitale le tramway, en 1852, mais c’est surtout l’omnibus qui est utilisé à l’époque.

Il y a en effet une véritable nécessité de développer les transports au sein de la ville puisqu’en 1860 Paris voit ses limites portées de l’ancienne enceinte du mur des Fermiers Généraux à celle des fortifications ; c’est-à-dire que les 11 communes limitrophes de la villes sont annexées. Cette expansion est due notamment à l’émigration industrielle puisque les grandes usines qui ne cessent de se multiplier en cette période de révolution industrielle s’installent aux portes de la ville.

Cependant, les transports en communs restent inaccessibles à la population ouvrière car trop onéreux ; ils sont donc surtout utilisés par la classe moyenne pour les petits trajets au sein des quartiers d’affaires du centre et constituent donc un premier élément qui participe à l’exclusion de la population ouvrière qui n’a plus vraiment accès au centre-ville et se retrouve marginalisée en périphérie. De plus, ce réseau de transport peine à desservir les arrondissements nouvellement annexés.

En effet, il faudra attendre 1900 et la construction d’une première ligne de métro pour l’exposition universelle pour avoir une desserte plus complète de Paris.

La banlieue quant à elle, ne cesse de s’étendre à partir de 1860 et se constitue en espaces urbains au-delà des fortifications qui limitent le nouveau Paris des vingt arrondissements. Elle est constituée des 80 communes des franges urbanisées de la Seine – et-Oise. Les espaces qui la constituent sont partagés entre des zones industrielles, des communes de résidence ou de loisir dominical, et des espaces restés agricoles ou maraîchers. Ces différenciations, nées de l’industrialisation, orientent pour longtemps la géographie sociale de l’agglomération. Ainsi l’expansion de la banlieue est due quasi exclusivement à l’immigration mais l’installation des différentes populations en banlieues s’explique par une organisation géographique spécifique. En effet, dans les communes du Sud et du Nord-Est de Paris, restées à dominante rurale, les agriculteurs sont pour la plupart des autochtones. Ceux qui émigrent du centre de la capitale vers la banlieue vont surtout s’installer dans les villes de villégiatures bourgeoise à l’Ouest de Paris. Les ouvriers qui immigrent pour profiter du développement des industries viennent majoritairement du nord et s’installent alors près de leur zone d’arrivée, au nord de la capitale.

Les banlieues, miroir des mutations sociales

C’est alors que se développent les banlieues, que l’on peut considérer et étudier comme étant le miroir des mutations sociales. En effet, à la fin du XIXème siècle se développe de plus en plus l’activité industrielle dans les banlieues accentuant alors le contraste avec la ville à l’intérieure des fortifications. Sur ses espaces libres s’installent des entrepôts et les grandes industries, fonctions que la ville rejette.

Au début du XXème siècle, l’augmentation de capitaux à faibles intérêts, les carrières de calcaire de construction à l’intérieur de Paris et l’absence d’inflation permettent la création des premières « habitations bon marché », des habitations en brique et béton qui vont entourer Paris. Ces constructions sont le résultat d’une grande opération des années 20 et 30 pour remplacer les anciennes fortifications de la monarchie de juillet et vont loger des ménages de salarié.e.s urbain.e.s, y compris de classe moyenne.

Dans le même temps, avec la diffusion de la pensée hygiéniste au lendemain de la Grande Guerre, un attrait se dessine pour la banlieue et son air plus sain que celui du centre-ville. En conséquence se construisent des lotissements, espaces uniquement résidentiels qui permettent de fuir la proximité avec les usines et leurs fumées, au prix d’un étirement conséquent du temps de trajet jusqu’à son lieu de travail. Ce développement massif des lotissements est aussi dû à un désir de devenir propriétaire. A cette époque en effet, la crise du logement sévit au cœur de la capitale et le prix des loyers ne cesse d’augmenter.

Néanmoins, la construction de lotissements devient vite compliquée car beaucoup de lotisseurs étaient en réalité des usurpateurs qui ont trompés des familles qui se retrouvent à camper dans la boue. De plus, les commerces, les écoles et les lieux de travail sont loin des habitations. C’est pourquoi en 1928 est votée la loi Sarraut qui fait que l’Etat prend en charge la moitié des frais d’aménagement des lotis. La loi Loucheur votée la même année favorise l’accès à la propriété et permet la construction de 60 000 logements pour les classes moyennes et 200 000 logements sociaux. Apparaissent alors les premières cités jardins basées sur le modèle de l’architecture sociale des pays du nord, avec des immeubles collectifs bas et en brique.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, se sont les « grands ensembles » qui sont créés de façon très rapide afin de répondre à une hausse de la demande de logement après les nombreuses destructions dues à la guerre. Malgré que ses habitations apportent un confort particulier aux familles modestes -elles comportent notamment des toilettes et sont souvent assez grandes, commodités dont les familles les plus précaires ne disposaient pas-  elles sont construites aux abords de la ville et ne disposent d’aucun moyen de transport ni de commerce de proximité. De plus, l’isolation thermique et phonique est inexistante et ces habitations créées dans l’urgence pour répondre à la forte demande de logement s’abîment rapidement, parfois même avant que tous les équipements soient terminés.

Les premières critiques de la politique urbaine

C’est dans les années 50 et 60 qu’apparaissent les premières critiques sur la politique urbaine ; en effet, l’urbanisme est jugé ségrégatif. Un slogan de mai 68 affirme même :

« le capitalisme ne loge pas les travailleurs, il les stocke »

En effet, selon une étude menée par François Madoré, « ségrégation sociale et habitat », l’inégal accès aux équipements et consommations collectives offertes par la ville renforce la hiérarchie socio-spatiale. Les catégories aisées qui vivent au sein de la ville disposent d’une plus forte densité en équipements mais bénéficient également des établissements scolaires et médicaux les plus prestigieux et gardent en même temps une grande maîtrise de l’espace grâce au développement accru des transports. Dans les banlieues, les habitants sont, en comparaison, en situation de handicap.

De nouvelles politiques sont alors mises en place et la construction de grands ensembles est abandonnée au profit des logements individuels et pavillonnaires.

Aménagements des banlieues et immigration

Mais dans les années 70, un nouveau phénomène vient compliquer l’aménagement des banlieues : l’immigration. Les immigrés n’ont d’autres choix, en arrivant en France, que de se loger dans des bidonvilles aux portes des villes, dans la prolongation des banlieues déjà existantes puisque c’est les endroits les plus propices pour trouver un travail. A partir de 1971 est alors créée une politique vigoureuse qui vise à reloger la population immigrée dans des logements décents ; le logement social s’ouvre de façon très volontariste aux familles étrangères et à partir de 1975 les employeurs doivent payer une taxe sur les salaires de leurs travailleurs étrangers pour aider la construction de nouveaux logements sociaux. Un des objectifs est aussi de permettre une intégration des immigrés en les logeant aux mêmes endroits que les ménages français. Cependant, cette démarche est peu fructueuse car elle dépendait surtout de l’attribution des logements par les bailleurs, n’évitant pas vraiment le phénomène de ghettoïsation. En effet, les immigrés sont logés principalement dans les parties les plus dégradées en périphéries des parcs de logements, délaissées par les ménages français qui les ont quittés pour acheter une maison individuelle en grande banlieue.

« Paris doit cesser d’éloigner ses pauvres »

Lucien VOCHEL, 1982, pour Le Monde

En effet, les banlieues deviennent le miroir de la dualisation de la société française du fait de la concentration de populations ayant des difficultés d’insertion professionnelle, sociale ou familiale. Les banlieues sont de plus en plus stigmatisées et dévalorisées et on passe alors d’une logique de hiérarchisation sociale verticale à une logique horizontale opposant inclu.e.s et exclu.e.s.

La crise des grands ensembles en cette fin du XXème siècle tient notamment en leur concentration forte de populations exclues du marché du travail ou précarisées, ce qui disqualifie socialement cet habitat, et à la tendance croissante avec l’installation des immigrés étrangers, à les associer à la figure de l’étranger. C’est pourquoi dans le contexte de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand en 1981 va se mettre en place une nouvelle politique de la ville basée sur une géographie prioritaire afin de réaffirmer l’image des banlieues dans l’espace urbain.

Depuis, de nombreuses autres politiques ont été mises en place afin de gérer et de réguler les corps dans l’espace urbain, mais malgré tout, des disparités existent et persistent toujours. De plus, les différents espaces constituant la ville ont acquis avec le temps une “réputation” dont il est difficile, même avec des politiques bienveillantes, de se défaire. Les banlieues sont  considérées comme le foyer de la délinquance et le centre ville est considéré comme un lieu de vie pour les privilégiés, avec des appartements idéalement situés. Il est aussi important de mentionner, comme l’affirme François Madoré dans son étude, que le lieu de vie suggère une catégorisation, puisqu’il traduirait le niveau de vie de la personne et donc son appartenance à une classe sociale donnée.


Sociologie des villes

Bourdieu disait en 1993 que l’organisation de l’espace relève aussi de facteurs humains et sociaux. Dans cette perspective, l’espace devient une construction humaine et sociale, vécu dans et avec la fiction générale. Cela revient donc à ne plus se représenter l’espace seulement comme physique mais aussi social et socio-cognitif. Penser l’espace revient donc à s’interroger sur les éléments qui le constituent et le configurent, les distances qui les séparent et les ordonnent. Pour étudier l’espace urbain, on peut parler d’une « psychologie des villes » comme l’utilisent Pablo Carreras et Kristell Delanoë dans leur article sur Codra [1]une structure indépendante de conseil en aménagement du territoire le 28 février 2019. Ils soulignent l’importance de l’appropriation, de la réappropriation, de l’intégration et du sentiment d’appartenance que les habitants ressentent/attachent à leur lieu de vie. Ils font émerger la question primordiale de la santé mentale à prendre en compte lors des transformations urbaines. En effet, ces dernières impactent sur le bien-être des individus. La ville est sujette à de nombreuses pressions qui peuvent provoquer de nombreux troubles de nature anxiogène, mental ou encore psychique. Les deux journalistes suggèrent de favoriser la co-construction des projets avec les habitants mais aussi de privilégier l’installation d’espaces verts, conviviaux et animés.

L’espace joue un rôle primordial dans notre vie car il impacte directement sur notre corps. Comme un article repéré par Ophélie Surcouf sur The New Yorker en juin 2020 le souligne, « cela fait bien longtemps que les maladies influencent l’architecture ». Cet article reflète l’impact du confinement dans la durée. En effet, tous, consciemment ou inconsciemment, lorsque nous nous déplaçons, choisissons un lieu de vie, de travail, nous effectuons un choix. Désormais, l’idée de rester enfermé dans un même espace pour une longue durée change nos conceptions de penser les lieux de vie que l’on occupe. C’est pourquoi les espaces doivent bénéficier des innovations et des rénovations. Dans ce cadre, un urbanisme dit « tactique » a été créé et veut laisser plus de place pour que les habitants puissent choisir leur espace.

Les villes connues pour leur atmosphère oppressante vont être appelées à dédensifier leur espace pour laisser les citoyens déambuler et vivre plus librement afin d’éviter le sentiment d’être piégé dans une situation particulièrement inédite et source d’anxiété. Cette œuvre d’art réalisée par Pelle Cass illustre ce mouvement.

Cependant comme le reflète aussi l’article sur la transformation urbaine : repenser l’impact social et culturel des chantiers, par Erik Haechnsen, le 19 juin 2019, l’espace urbain est confronté à une problématique de taille.

Comment la démolition et l’attente d’un réaménagement peuvent-ils être gérés au mieux ?

En effet, la démolition d’un lieu de vie peut être vécu comme un déracinement, une perte de repères, un changement de quartier qui bouleverse nos relations sociales, nos habitudes, nos coutumes.

« le retour dans le milieu d’où l’on vient […] est toujours un retour sur soi et un retour à soi, des retrouvailles avec un soi-même autant conservé que nié »

Didier Eribon, Retour à Reims, 2010

Il révèle la partie inconsciente de nos parcours qui sont déterminés pas nos lieux d’origines. Les milieux où l’on a vécu font partie de nous, ils nous habitent au sens figuré comme nous avons pu habiter ces lieux au sens propre

« Reims m’apparaît non seulement comme le lieu d’un ancrage familial et social qu’il me fallait quitter pour exister autrement, mais également, et ce fut tout autant déterminant dans ce qui guida mes choix, comme la ville de l’insulte. »

Didier Eribon, Retour à Reims, 2010

Cet aveu de Didier Eribon nous dévoile les enjeux sociaux cachés derrière les espaces urbains. La ville est assimilée à notre identité, à notre construction.

Pourtant nous vivons dans un monde où tout est sans cesse en accélération et où tout devient obsolète rapidement à cause de l’imposition sans cesse de nouvelles normes, protocoles, réglementations. Comment s’adapter, comment trouver une stabilité ? De plus, habiter en ville c’est-à-dire vivre dans un espace où de nombreuses personnes sont concentrées à un même endroit ne signifie pas systématiquement une proximité sociale, loin de là. Dans l’urbanisme actuel, la proximité spatiale au contraire à tendance à éloigner les interactions sociales. Le changement urbain peut renforcer la ségrégation interne entre les différentes classes sociales, de plus en plus fragmentées. De fait, les pertes de repères créent une fragilisation de la solidarité du voisinage, jouant sur la stabilité des vies des habitants.

Repenser nos espaces du quotidien

La mise en place de confinement dans de nombreux pays suite à la pandémie covid-19 renforcent ce sentiment de solitude. C’est pourquoi il est primordial que la conception des espaces urbains soit pensée en fonction de ces nouveaux modes de vie qui s’efforcent à limiter les contacts directs, les échanges afin d’endiguer la propagation du virus.

         Les espaces urbains sont vus comme des lieux des possibles, des chances et des devenirs qui peuvent contribuer à déterminer notre futur. Didier Eribon souligne cet enjeu : « j’étais venu habiter Paris avec le double espoir de vivre librement ma vie gay et de devenir un « intellectuel ». Les identifications naissent dans des espaces spécifiques. Pour Didier Eribon par exemple, ce fut les lieux de drague qui furent décisifs pour sa socialisation dans le « monde gay ». « Ces modes de vie gays » ne se déterminent pas seulement à la « sexualité » mais aussi à la création sociale et culturelle. Pour s’identifier à un groupe, se sentir appartenir à une communauté, il faut pouvoir se créer des espaces afin de pouvoir être qui on veut.

Pourtant comme l’illustre le mobilier urbain anti-SDF mis en place notamment à Paris de manière excessive, la ville met en place divers aménagements qui permettent de faire faire aux individus des actions attendues. La mise en place anti vagabond, fabriqué intentionnellement, comme des bancs avec des poignées qui empêchent donc aux personnes sans abris de s’y allonger de dormir, montre une volonté d’exclure un type de population d’un lieu. Dans cette perspective, nous pouvons aussi citer le choix par la ville de Paris de disperser et d’évacuer les toxicomanes du lieu nommé, la « Colline du crack », se trouvant à la porte de la Chapelle, au nord de Paris pour éviter un rassemblement, un lieu de regroupement de personnes stigmatisées qui ne répondent pas aux normes dominantes de la société.

« La Colline du Crack », porte de la Chapelle, Paris, AFP

Ces personnes mises en marge de la société doivent trouver d’autres espaces qui leur permettent d’exister mais qui ne peuvent plus exister en tant que citoyen intégré dans la société. On se rend compte que l’espace urbain est un espace de pouvoir tout comme la politique. Il est le résultat de décisions et de choix politiques. 

Des corps assujettis dans l’espace urbain

C’est pourquoi nous pouvons reprendre les travaux de Foucault et le concept des micro-violences exercées dans l’espace urbain par le pouvoir au quotidien. Dans cette direction, Foucault invite à penser l’affrontement du sujet au pouvoir de la norme, réfléchir aux façons dont on peut réinventer son existence. Son œuvre, L’histoire de la folie incite et montre qu’il est possible de franchir quelques frontières instituées par l’histoire et qui enserrent nos existences mais tout comme notre socialisation, nous sommes déterminés et prédisposés à certaines actions. Didier Eribon, pouvant être considéré comme une personne ayant parvenu à un transfuge de classe, en s’éloignant de son milieu d’origine afin de pouvoir exprimer librement qui il était, n’est pas un parcours le plus majoritairement suivi. La ville met en place divers aménagements qui permettent de faire faire aux individus des actions attendues. L’installation de nombreux ralentisseurs dans les villes traduisent la volonté par les autorités publiques d’obliger les usagers à rouler moins vite. L’invention des rocades consiste à dévier les usagers de la ville. Imposer des parkings payants dans tout le centre-ville ou multiplier les voies piétonnes incitent les citoyens à utiliser plus souvent les transports en commun ou le vélo.

Le dispositif spatial semble être un moyen efficace pour discipliner les corps, de les soumettre voire même de les conditionner à un comportement ou à une attitude attendue. On voit donc ici, la maîtrise puissante et incontestable, du pouvoir, sur les corps. Les micro-violences présentent dans les aménagements urbains sont diffuses et connectées aux discours que l’on peut recevoir par nos instances de socialisation primaire ou secondaire. Les dispositifs peuvent être dangereux car ils peuvent être invisibles et s’imposer sans que personne ne puisse y faire d’objections comme l’explique Michel Foucault. Ce qu’il y a de vicieux dans ces dispositifs c’est qu’en plus de les subir, nous pouvons être acteurs, à travers un processus d’intériorisation, de ces dispositifs. C’est « l’habitus », ce processus qui permet d’intérioriser et de s’approprier des pratiques communes et acceptés consciemment ou inconsciemment par un groupe de personnes, concept inventé par Pierre Bourdieu, qui permet de ne plus remettre en question des installations, aménagements urbains que l’on tient pour acquis et dans la norme. Se défaire de ce processus est compliqué car il est en nous. Il faut parvenir à se déconstruire afin de remettre en question des aménagements qui ne sont peut-être pas souhaitables ou tolérables.

Ces micro-violences contribuent à assigner les individus à des rôles prédéfinis. Le.la a sans-papier, le.la sans-abri, le.la réfugié.e, le.la travailleureuse du sexe, le.a banlieusard.e, toustes, sont condamné.es à rester stigmatisé.es par les dispositifs mis en place pour contrôler et assujettir les corps à un rôle. L’action des pouvoirs publics ne cherchent pas à inclure ces personnes en trouvant des dispositifs adaptés mais simplement à neutraliser et à évacuer ces personnes. De plus, les pouvoirs s’opposent à l’intégration de ces personnes en marge de la société comme peut l’illustrer l’action de la préfecture à interdire aux associations non mandatées, la distribution de nourriture aux migrant.e.s de Calais.

L’agencement spatial peut être le miroir de l’agencement de la société.

Dans cet agencement ancré dans une société capitaliste, les dispositifs de surveillance et de sécurité s’intensifient. L’enjeu pour les pouvoirs publics est de contrôler les flux et la répartition spatiale de la population considérée comme potentiellement source de rentabilité et de productivité. Le système des caméras, des vadrouilles de police fréquentes dans les villes ou encore les vigiles assujettissent les individus dans ces dispositifs. Les aménagements en open space, consistant à tenir une politique de la transparence peuvent être perçus comme un leurre puisqu’ils conduisent à imposer à l’individu de se comporter toujours au plus adapté de la norme. Les dispositifs spatiaux sont en fait des instruments pour maîtriser les corps. D’ailleurs de nombreuses sciences fictions veulent montrer ce principe d’exclusion-inclusion comme la série Snowpiercer où la population est répartie horizontalement dans le train. A l’avant, les personnes nobles siègent et à l’arrière les personnes identifiées comme déviantes. Ces sciences-fictions, comme Divergente ou Hunger Games peuvent représenter avec les factions et les districts respectivement montrent une mise en place spatiale stratégique qui détermine la socialisation et les devenirs possibles de l’individu.

Bibliographie :


Enjeux politiques et économiques

A l’heure d’une transformation de l’espace public telle qu’imposée par la pandémie, des aménagements urbains temporaires ont été installés dans l’urgence à Paris comme dans beaucoup de villes françaises et européennes. Le respect des gestes barrières tout comme la distanciation sociale ont, en effet, nécessité une réinvention de ces espaces et du mobilier qui l’habite. De l’élargissement des trottoirs au tracé de ronds au sol pour faire respecter le mètre de distance dans la rue, les idées ont été nombreuses et ont très rapidement été mises en place.

L’ADEME (Agence de la Transition Ecologique) établit dans un rapport publié le 22 octobre 2020 le contexte particulier ayant permis et mené à la mise en place de tels aménagements temporaires. Qu’il s’agisse des pistes cyclables temporaires ou des aménagements temporaires piéton.ne.s, trois facteurs croisés seraient à l’origine d’une telle mise en œuvre. Au contexte de crise sanitaire s’ajoute, en effet, une concordance avec la période d’entre-deux tours électoraux ainsi que la continuité d’une politique de réduction de la voiture et de son emprise sur l’espace public. Ainsi, tout en répondant aux problématiques de déplacement (on cherche à réduire la densité des usager.e.s des transports en communs) et de distanciation sociale, on « incite les gens à se reporter sur le vélo » et on offre « un nouveau regard sur les usages de la rue aux parisiens ».

Une piste cyclable temporaire à Paris, le 7 mai 2020
©Ville de Paris

Pour Nathalie Daclon de l’Agence de la Mobilité rattachée à la Direction des Déplacements de la Voirie, ces différents dispositifs temporaires mis en place par la Mairie de Paris ont plusieurs avantages et intérêts pour ses acteurices et créateurices. En effet, cet urbanisme « tactique » (qui consiste en l’essai d’une idée d’aménagement directement sur le terrain, comme une expérience, et qui peut devenir permanente si l’expérience est positive) est, selon elle, un véritable outil de communication. Les projets pensés par les élu.e.s peuvent être affichés presque aussitôt leur création, il est donc question d’une instantanéité que l’urbanisme sur la durée ne présente pas. Ainsi, la mise en place d’aménagements peut parfaitement devenir un argument de campagne, en plus d’être une expérience permettant de réduire les études préalables. Pour Nathalie Daclon, cette réduction des analyses en est aussi le problème et le danger. Elle invite en effet à « évaluer [l’espace public] et le rendre accessible à toutes et tous ». Elle souligne enfin que « les PMR restent les grands oubliés de l’urbanisme tactique »[2]Propos de Nathalie Daclon recueillis le 06/08/2020 par l’Agence de la Mobilité rattachée à la Direction des Déplacements de la Voirie (DVD) dans le cadre de l’établissement du … En savoir plus.

© Nathalie Bourreau/MaxPPP

La métropole Nantaise modifie son cœur de ville pour s’adapter à la crise sanitaire avec des aménagements piétons et et vélos temporaires.

Pour en savoir plus

Ainsi, même si la crise est « une opportunité qui accélère les opérations » en permettant « de lancer rapidement des projets qui étaient déjà dans les tuyaux et avaient du mal à être mis en œuvre », comme le souligne Cécile Diguet la directrice du département urbanisme, aménagement et territoires de l’Institut Paris Région, elle est aussi l’occasion de creuser davantage encore les inégalités entre les différent.e.s usager.e.s de l’espace public. Ces inégalités et disparités entre les corps et créées par l’espace public ont un ancrage historique, comme nous l’avons vu. Toutefois, en quoi les politiques de gestion des espaces et des aménagements participent-elles à ces iniquités sociales ?

Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice ont distingué et défini deux types de politiques de gestion des espaces publics à Paris : l’embellissement et la dissuasion. C’est par ces deux axes que se sont organisées et construites les décisions d’aménagements urbains selon eux.

L’objectif affiché par la mairie de Paris comme étant à l’origine des aménagements urbains est la volonté de mener vers le partage de l’espace public, vers la mixité, tout en répondant aux besoins de toustes. Or, les règlementations sur l’aménagement et les encadrements des usages visent en réalité en premier lieu une esthétisation de l’espace public – un embellissement. Ces aménagements favorisent l’accès à la ville à certains types de populations : les consommateurices de loisirs, de culture, ainsi que les promeneureuses ou encore les touristes. En conséquent, on oppose à ces usager.e.s-là d’autres riverain.e.s : celleux qui n’ont pas ces mêmes activités. L’objectif affiché de faciliter l’accès à toustes à l’espace urbain commun n’est plus d’actualité. Les riverain.e.s qui sont donc en-dehors de ce type de vie sont alors classé.e.s comme « indésirables », pour reprendre le terme des auteurices, et les pouvoirs publics cherchent donc à évincer ces corps de la ville.


En quoi la gestion des aménagements des espaces publics permet-elle une gestion des corps ? Quels sont les idéologies, les choix politiques et les intérêts à la source des mesures d’aménagements et quels sont les moyens utilisés dans ce but ? Enfin, à quel prix et à quelles conséquences les aménagements urbains participent-ils à l’évincement, si ce n’est à l’ultra-précarisation d’usager.e.s particulier.e.s ?

L’évincement est possible en empêchant les usages « indésirables » et en éloignant leurs usager.e.s. Pour y parvenir, la mairie de Paris a mis en place trois types de mesures, comme établies par Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice : des mesures juridiques ou règlementaires, des mesures visant directement la morphologie des espaces (ou via l’adjonction d’objets techniques), des mesures de régulation sociale par l’institution, à savoir par la police et les patrouilles d’agent.e.s de contrôle (ainsi que, de plus en plus, des agent.e.s de sécurité privée). « La mise en place de ces mesures varie en fonction des caractéristiques socio-économiques des espaces envisagés et des représentations des acteurs impliqués. » [3]Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice, Embellir et dissuader : les politiques d’espaces publics à Paris, 2014 Au fil du temps et selon les quartiers, certaines mesures ont été prises en réponse à la présence d’usager.e.s « indésirables », souvent basées sur la plainte de riverain.e.s, et d’autres ont été prises en anticipation de la venue de personnes ou de groupes, justement pour l’éviter.

En considérant que la gestion des aménagements publics relève de choix politiques, pour quelles raisons serait-il préférable aux yeux des pouvoirs publics d’extraire certaines personnes des espaces communs ?

Les mesures dites dissuasives ayant vu le jour à Paris notamment traduisent, finalement, les objectifs réels visés par les pouvoirs publics. Tout d’abord, la Préfecture de Police de Paris a déclaré plusieurs arrêtés anti-mendicité dans les années 2000 et 2010 en les établissant par zones. Parmi les zones visées on peut retrouver les Champs-Elysées, Hausmann et enfin Lafayette et le Louvre. Il s’agit, en réalité, d’axes touristiques à très fortes densités commerciales. Ainsi, ces arrêtés démontrent un premier intérêt politique : on priorise le confort des consommateurices et des touristes avant celui des sans-logis que l’on cherche à cacher, à envoyer ailleurs, pour ne pas « gêner » l’ordre public des grands axes et ne pas « perturber » les consommateurices et commerçant.e.s. Concernant les autres groupes de personnes « indésirables », des interventions de brigades institutionnelles spécialisées ont été mises en place pour les repousser ou les dissuader d’investir l’espace public. Ainsi, dans le but de mettre de l’ordre dans les quartiers populaires et d’inciter les habitant.e.s à y rester, des brigades comme la Brigade Spécialisée de Terrain intervient désormais à Belleville notamment. Enfin, afin de mieux observer pour mieux intervenir, le système de vidéosurveillance s’est généralisé dans quasiment tous les espaces publics. Seuls les espaces privés ou semi-privés mais communs (comme par exemple le métro) n’ont pas encore développé de véritable et conséquent système de surveillance par caméras.

Chaque aménagement d’espace urbain est porté par une idéologie politique et économique.

Au-delà des mesures dissuasives passant par la règlementation ou l’intervention régulatrice, l’espace public est également mis en ordre par son mobilier urbain et ses aménagements. Les mesures visant la gestion de l’aménagement urbain sont tout autant dissuasives et restrictives que les mesures visant la gestion des corps, d’autant plus qu’elles présentent un caractère plus indirect au premier abord. En effet, on pourrait croire que les aménagements sont basés sur des idées de créer un espace pratique, accessible, écologique aussi, mais dans la plupart des cas, toute action d’aménagement de l’espace a été portée par une volonté de favoriser l’économie en améliorant l’espace sur le critère des préférences et des envies des usager.e.s consommateurices.

Le contrôle de l’espace urbain permettrait un certain contrôle des comportements sociaux, selon la théorie de « prévention situationnelle » [4]Les théories de « prévention situationnelle » établissent que l’on peut prévenir le crime par les aménagements des espaces. Pour en savoir plus…


Concrètement, il existe, une fois encore selon Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice, deux types d’action possibles sur le mobilier urbain pour en contrôler les usages : la modification de sa forme pour lui assigner une fonction unique ou bien la suppression de l’objet. Comme exemple de modification du mobilier urbain, nous pourrions citer le remplacement des bancs par des chaises afin d’empêcher la position allongée, mais aussi la mise en place de dispositifs anti-intrusion dans les bornes à vêtements ou encore l’installation d’alarmes disposées sur les sanisettes et se déclenchant au bout de 20 minutes (ces alarmes étant reliées aux centres de maintenance). Tous ces dispositifs ont bel et bien été créés pour éviter aux personnes en situation de grande précarité ou sans logement d’investir et d’utiliser les espaces publics. Toutefois, il existe à Paris un catalogue du mobilier urbain censé encadrer strictement le choix du mobilier à Paris, ce qui limite, en théorie, les modifications du mobilier. Parmi le mobilier se trouvant au cœur de mesures restrictives et suppressives, les bancs sont gérés par les sections territoriales de voirie dans la métropole. Pour que les assises soient modifiées ou supprimées, il faut généralement qu’une plainte de riverain.e soit déposée, qu’elle soit collective ou individuelle et qu’elle provienne de résident.e.s ou de commerçant.e.s. Cela signifie qu’en réalité, quiconque étant « gêné » par la présence de sans-logis à proximité de son lieu de travail ou d’habitation est en mesure de faire en sorte que soit enlevé le banc occupé par le sans-logis en question. De plus, c’est parfois et aussi en anticipation d’un potentiel conflit ou d’une possible plainte que les assises sont imaginées. Ainsi, l’aménagement de Paris apparait véritablement comme « le résultat d’une décision politique »[5]Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice, Embellir et dissuader : les politiques des espaces publics à Paris, 2014 : on imagine et créé l’aménagement urbain en omettant totalement les non-électeurices (les jeunes, les sans-logis, les margina.ux.les, les travailleureuses du sexe, les étranger.e.s, etc.).

Des « pics anti-sdf », installés devant une banque parisienne à Paris (2e), le 11 juin 2014. — G. de la Bourdonnaye/20 minutes

« On peut se demander plus largement si ces nouveaux modes de gestion ne favorisent pas simplement la défense d’intérêts particuliers qu’elles contribuent également à légitimer. »

Antoine Fleury, Muriel Froment-Meurice

La gestion des espaces urbains serait, finalement, l’occasion de sélectionner les corps qui ont le droit d’habiter et d’investir la ville. Pour cela, elle se construit en réponse aux besoins des usager.e.s autorisé.e.s et bienvenu.e.s, tout en empêchant au maximum la facilité d’accès et d’usage des riverain.e.s « indésirables ». Ainsi, la Mairie de Paris a établi une hiérarchisation des valeurs d’usages des espaces publics, et ce selon une idéologie particulière : on promeut des activités comme consommer, s’amuser ou encore se cultiver, dans les mêmes espaces où les activités d’habiter et de travailler sont restreintes par les choix d’aménagement. Mais qui habite les espaces publics ? Qui y travaille ? Quels individus ou groupes y trouvent leur ressource d’activité quotidienne ? Les personnes sans-logis, les travailleureuses du sexe, les jeunes, les musicien.ne.s de rue,… Il s’agit, en réalité, de toustes celleux que l’on cherche à dissuader d’occuper l’espace public. La valeur esthétique devient donc supérieure à la valeur d’usage. On veut embellir l’espace public et non pas le rendre plus accessible, plus pratique. On confère à l’espace public une valeur décorative pour les consommateurices qui y résident et non pas une valeur d’usage pour celleux qui l’habitent ou l’utilisent.

« A plus ou moins long terme, les groupes définis comme indésirables seront en conséquence contraints soit à se déplacer, soit à trouver de nouveaux modes de détournement de l’espace, avec dans les deux cas une complexification de leurs conditions de vie. »

Antoine Fleury, Muriel Froment-Meurice

L’aménagement de l’espace public urbain, lorsqu’il a une vocation purement esthétique, provoque la sélection des individus ou des groupes dans les villes et les quartiers, comme nous l’avons vu, soit parce qu’on dissuade par divers moyens certains groupes de personnes de s’y rendre, soit parce qu’on améliore les aménagements et qu’on les modifie dans un but d’esthétisation. En outre, « La qualité esthétique d’un espace n’apparaît pas comme une priorité chez des groupes pour lesquels l’espace public est avant tout un lieu de vie, de sociabilités ou de jeux »[6]Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice, Embellir et dissuader : les politiques d’espaces publics à Paris, 2014. Plus les commerces et lieux de cultures implantés dans un espace donné visent une population précise selon les loisirs et les activités qui la caractérise, plus toutes les populations n’ayant pas ou ne pouvant pas avoir les mêmes habitudes, ni les mêmes mœurs ou encore les mêmes loisirs sont exclues de ce même espace. C’est selon ce processus que certains quartiers de Paris, notamment les plus touristiques et les plus riches, voient de moins en moins de mixité et de diversité des usages de leurs espaces publics. Alors même que le partage des lieux communs et la cohabitation sont bien souvent deux grandes valeurs prônées par les pouvoirs publics pour justifier leurs actions d’aménagement, l’embellissement qui en découle et la suppression massive de mobilier urbain créent, au contraire, une sélection des usager.e.s et la légitimation d’un groupe par rapport à un autre. De plus, les mesures, qu’elles soient dissuasives, règlementaires ou transformatives, sont en réalité des mesures « ultra-violentes » qui visent à démunir davantage celleux qui sont déjà les plus démuni.e.s. Le fait d’empêcher physiquement certaines activités (comme s’allonger sur un banc), traduit finalement que l’on ne doit pas avoir ces activités (s’allonger sur un banc est interdit). Lorsque des mesures telles sont prises par une Institution, alors l’idéologie qui a mené à ces décisions est institutionnalisée : on naturalise des normes idéologiques. Dans ce cas précis, il est interdit pour quiconque (et donc pour les sans-abris) de s’allonger sur les bancs : on leur retire un espace dans lequel ils vivent, autour duquel ils s’organisent. Si la volonté était de réduire le nombre de sans-abris et d’améliorer les conditions de vie de celleux qui le sont encore, alors des solutions seraient prises en parallèle et les bancs seraient toujours dans les rues parisiennes. Or, si l’on supprime les bancs ou si on les transforme en chaises, c’est bel et bien parce que l’on veut chasser ou cacher tout un groupe de personnes, que l’on veut lui empêcher l’accès aux espaces publics. C’est du fait de ce processus exclusif que de nombreuses personnes, les personnes indésirables, sont alors contraintes à se déplacer et à quitter l’espace de ressource avec, quoi qu’il arrive, « une complexification de leurs conditions de vie ».

Bibliographie :

  • Clément ORILLARD, Gérer l’espace public Pour en savoir plus
  • Antoine FLEURY et Muriel FROMENT-MEURICE, Embellir et dissuader : les politiques d’espaces publics à Paris Pour en savoir plus
  • ADEME, Aménagements urbains temporaires des espaces publics Pour en savoir plus
  • Lucinda DOS SANTOS, De la prévention situationnelle à l’espace défendable Pour en savoir plus
  • Pascal CHARRIER, Le déconfinement, accélérateur d’aménagements urbains Pour en savoir plus
  • Antoine FONTENEAU, Coronavirus : le déconfinement annonce un retour en force du vélo en ville Pour en savoir plus

Notes

Notes
1 une structure indépendante de conseil en aménagement du territoire
2 Propos de Nathalie Daclon recueillis le 06/08/2020 par l’Agence de la Mobilité rattachée à la Direction des Déplacements de la Voirie (DVD) dans le cadre de l’établissement du rapport Aménagements Urbains temporaires des espaces publics – Voir bibliographie
3, 6 Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice, Embellir et dissuader : les politiques d’espaces publics à Paris, 2014
4 Les théories de « prévention situationnelle » établissent que l’on peut prévenir le crime par les aménagements des espaces. Pour en savoir plus…
5 Antoine Fleury et Muriel Froment-Meurice, Embellir et dissuader : les politiques des espaces publics à Paris, 2014


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