Dossier : Le corps militant (1/3)

Dans cette série de trois articles, nous allons essayer de cerner et développer l’idée du corps militant. Nous recommandons à nos lecteurs de lire les articles dans l’ordre indiqué. Voici le premier.
Afin de comprendre et de discuter de la notion de « corps militant » il nous semble important de définir celle de « corps politique » qui a été utilisée longtemps avant qu’apparaissent la distinction avec le militantisme. En premier lieu il est utile de faire une rapide chronologie de l’évolution des représentations du corps depuis l’Antiquité.
Tout d’abord nous allons faire une chronologie pour montrer l’évolution du corps dans les représentations depuis l’Antiquité.
A cette période, le corps était vu comme le miroir de l’âme avant de devenir une entité propre, vraiment constitutive de l’identité de l’individu et non plus simplement son reflet. Petit à petit, le corps va être investit par la politique. Au XVIIème siècle, Hobbes mais aussi Locke et Rousseau comprenaient le corps comme métaphore de l’Etat, avec l’idée que l’homme rompt avec son état de nature et limite ses libertés afin de permettre une cohabitation et la mise en place d’une société. C’est à cette période qu’apparait l’expression « corps politique », qui sera définie plus en détails dans la suite de l’article.

Enfin, au XXème siècle, c’est Foucault [1] Voir Corps et politique: Foucault et Agamben https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2009-1-page-63.htm?contenu=article qui s’intéressera à cette dimension politique du corps et sa réflexion va se construire en 3 étapes :
Premièrement, Foucault expose la violence exercée sur les corps par le pouvoir souverain. Le souverain détient le privilège d’un pouvoir de vie ou de mort sur les individus ; d’abord selon son libre désir puis au Moyen-Age, une condition est posée à l’exercice de ce pouvoir : c’est que le souverain sente une menace pour son existence même. Ce pouvoir est essentiellement coercitif, puisqu’il consiste en une domination des individus par une succession d’interdits.
Ensuite ce pouvoir souverain va se transformer à l’Age classique et va consister à discipliner le corps. Cette technique a pour objectif de diffuser le pouvoir dans la société de façon à contrôler les corps. Toutes les attitudes, tous les gestes sont jugés et évalués par rapport à une norme, avec pour objectif d’en tirer le meilleur rendement. Cette forme de pouvoir est partout et elle prend en compte l’entièreté de notre corps.
La discipline ouvre enfin la voie à ce que Foucault appelle le « bio-pouvoir » mais la discipline ne disparait pas pour autant, elle est au contraire complémentaire du bio-pouvoir.
En effet, alors que la discipline s’adresse à l’individu dans une volonté de contrôler et de dresser, le bio-pouvoir prend à la fois l’homme en tant qu’individu mais considère aussi l’ensemble de la population qui est soumise à des processus comme la vie la maladie et la mort. C’est l’ensemble de ces processus qu’il s’agit désormais de contrôler car la vie ou la préservation de la vie de la population est le nouvel objectif ; par opposition au pouvoir souverain dont le rôle consistait à faire mourir.
En considérant ce qu’on a pu entendre et ce qu’on peut entendre aujourd’hui par l’expression « Corps politique », l’enjeu principal de ce dossier sur le corps militant est d’établir la différence entre « Corps politique » et « corps militant ». Le mot «militant », qui vient du latin militare, a d’abord été utilisé dans le domaine militaire pour désigner la lutte armée, et dans le domaine religieux, pour désigner le croyant qui milite par la foi contre les tentations pendant sa vie terrestre. Aujourd’hui, le mot « militant » conserve de ces racines-là, les aspects de lutte et de combat. Selon le dictionnaire Larousse, « Militer » c’est « Participer de manière active à la propagation d’une idée, d’un mouvement, s’engager pour une cause».
Être un corps militant, c’est donc impliquer activement son corps dans une revendication. Là où le corps est politique par le simple fait d’exister en société, c’est à dire politique dans le sens « polis / la cité », et politique aussi en tant qu’il est un corps « traversé » par de nombreuses formes de pouvoirs, le corps militant est lui d’abord un corps dont on a conscience des pouvoirs qui le traversent et qu’on décide d’habiter consciemment, de modifier, d’exposer aux autres de telle ou telle manière afin de changer, contourner, s’approprier ou briser ces pouvoirs.
Cependant, le corps militant n’est pas seulement un corps qu’on décide d’incarner différemment. L’ambivalence de l’expression « corps militant » est là pour nous le rappeler. En effet, on ne peut pas ici lire le corps que en tant que « corps humain ». Si on fait le lien entre le corps et le militantisme, il nous faut aussi penser à l’aspect « collectif », au corps militant en tant que groupe. En somme, le corps militant est un corps « humain » qu’on met en action pour lutter pour des idées, et ces actions et ces idées s’inscrivent dans une histoire commune, dans des mouvements et des expériences collectives. C’est précisément cette ambivalence du corps militant qui nous intéresse, et c’est pourquoi nous allons essayer de voir en quoi le corps est à la fois un enjeu des luttes et un « outil » de la lutte, un moyen d’action.
Premièrement, nous parlerons de la réappropriation du corps, qui passe par une prise de conscience des mécanismes de la domestication de ce corps par le pouvoir. Ensuite, nous nous intéresserons aux luttes dont les enjeux sont directement liés aux corps, avant de nous concentrer sur la mobilisation du corps au service des luttes en générale. Ainsi dans cette article nous abordons la réappropriation et les deux autres angles feront chacun l’objet d’un article différent.
Se réapproprier son corps
La réappropriation du corps est militante parce que c’est le passage du corps en tant qu’objet politique, traversé par le pouvoir et par les avis extérieurs, à un corps qui a conscience de lui-même, d’être traversé par des pouvoirs et qui agit pour se libérer des normes inculquées, pour s’en détacher ou du moins pour faire sien le pouvoir qui le traverse. Pour aborder le passage du politique au militant et de la réappropriation de son corps l’exemple de la poitrine est un des plus parlants.
Le sein politique , se réapproprier la poitrine

La poitrine a toujours été un objet politique, puisque, comme mentionné précédemment, le corps entier est un objet politique. Cependant, la poitrine l’a été particulièrement que ce soit en terme de symbolique politique, on peut penser à la liberté guidant le peuple, ou aux dominations qui lui ont été appliquées.
En effet, elle prend d’abord une importance politique au XVIIIe siècle et depuis il a été demandé aux femmes d’offrir leurs seins au services des intérêts nationaux et internationaux. Ainsi elles ont dû allaiter les enfants ou de ne pas le faire, elles ont étés contrôlées pour des questions de santé publique ou d’économie, il leur a été demandé de les rembourrer pour le plaisir des soldats, de les cacher ou de les montrer. Et ces directives venaient de sources gouvernementales, économiques, religieuses et de santé, des instances largement contrôlées par des hommes.
Une fois qu’on constate ces dominations, on peut se demander ce qu’on peut y faire ? Comment agir ? C’est là qu’intervient la réappropriation, de son corps et de son pouvoir. La poitrine étant chargée de pouvoir symbolique, la faire sienne c’est aussi posséder ce pouvoir, être puissante. C’est passer d’objet passif à sujet actif, décider de la manière dont on veut être vu.
Comme exemple de cette réappropriation, on peut citer un extrait du livre Le sein, une histoire [2]Le sein, une histoire a été écrit par Marilyn Yalom et est parut en 2013. Il aborde la poitrine à travers les thématiques du sacré, du médical, de l’érotique, du domestique, du … En savoir plus qui vient du chapitre intitulé « le sein politique ». Pour vous situer le contexte, durant la période de l’esclavage au Etats-Unis les seins noirs ont été largement approprié par les blancs. En 1858, Sojourner Truth, une ancienne esclave devenue militante antiesclavagiste s’adresse à un auditoire presque entièrement blanc, à la fin de la réunion un groupe de pro-esclavagiste a mis en doute son identité sexuelle, de femme, avec pour but de lui enlever l’authenticité dont elle faisait preuve et sa légitimité.
Voici comment l'incident fut relaté dans The Liberator du 15 octobre 1858: Sojourner leur dit que ses seins avaient nourri bien des bébés blancs, aux dépens de ses propres enfants ; que certains de ces bébés blancs étaient devenus des homme que, bien qu'ils aient tété ses seins de couleur, ils étaient à son avis, bien plus virils qu'eux [ses accusateurs]; et elle leur demanda, en dévoilant sa poitrine, si eux aussi souhaitaient téter! Pour prouver qu'elle disait la vérité, elle assura qu'elle montrerait sa poitrine à toute la congrégation; que ce n'était pas à sa propre honte qu'elle découvrait ses seins devant eux, mais à leur honte à eux.
L’exemple de Sojourner Truth illustre totalement la réappropriation puisque ses seins, qui étaient à l’origine à la merci du bon vouloir des maîtres blancs, sont devenus un outil de pouvoir qu’elle utilise pour légitimer son discours, ses revendications. La réappropriation du corps passe aussi par une reconquête des discours sur son corps. Ainsi on peut prendre en exemple la poésie, dont le thème de la poitrine n’est pas nouveau, et qui a vu une émergence des poétesses, de femmes qui parlent de leur rapport à leur corps.
Je me sentais étrange et inégale
mais en fin de compte tellement plus moi
et donc tellement plus acceptable
qu’avec ces trucs glissés dans mes vêtements.
Car même le prothésiste le plus habile du monde
ne pouvait effacer cette réalité,
ni sentir le toucher de mon sein,
et j’allais soit aimer mon corps à un sein,
soit rester à jamais étrangère à moi-même
Audre Lorde, Journal du cancer
Les poèmes sur la poitrine, écrits par des femmes, par des personnes concernées reflètent les pensées subjectives de celles-ci plutôt que les fantasmes des hommes. Ils peuvent s’accompagner de revendications sur la considération de leur corps auprès du personnel médical ou au sein de la société en général. Pouvoir écrire sur son corps c’est pouvoir changer le regard qui est porté dessus et c’est aussi permettre à la poitrine d’être plurielle, de se défaire d’un regard uniquement masculine, du male gaze, où elle ne serait par exemple qu’un objet de désir pour y ajouter ce qui concerne l’allaitement, l’adolescence ou la vieillesse par exemple.
Se réapproprier sa poitrine, comme Sojourner Truth ou les poétesses, c’est aussi revendiquer son corps comme source de pouvoir. Cette revendication peut être individuelle ou s’ancrer dans une démarche collective, comme l’ouvrage Notre Corps Nous Même.
Notre Corps, nous mêmes

Initialement publié en 1977 pendant les mouvements de libération de la femme, Notre Corps, Nous-Mêmes est ouvrage militant. Il a été écrit par un collectif de femmes et est devennu l’étendard d’une génération de femmes qui remettent en question le rôle traditionnellement donnés aux femmes. Il a été republié par un nouveau collectif français, formé pour son écriture, en 2020.
« Notre corps peut être un formidable terrain de jeu. Il est aussi politique : en nous affirmant avec nos cheveux courts ou crépus, nos rides, notre gras, nos poils, nos corps handicapés, trans ou non conformes, nous portons des revendications, même si nous pouvons aussi choisir de s’en préoccuper et de penser à ce qu’il renvoie. Certain.e.s d’entres nous, pour affirmer leur identité et/ou par militantisme, s’affranchissent de la rigidité des carcans. »
Extrait de l’Introduction de Notre corps, Nous-mêmes
Il a été réactualisé en 2020 et il traite de l’expérience d’être une femme, de l’adolescence, du monde du travail, de la ménopause et de la vieillesse, il parle également des LGBT, des violences sexuées et sexuelles et donne des conseils pour aborder les différentes étapes de la vie et les situations auxquelles les femmes sont susceptibles d’être confrontées. Ouvrage militant parce qu’ancré dans une époque et un contexte militant lors de sa sortie mais surtout parce qu’il vise à montrer les ressentis.
Notre corps, nous-même, permet donc aux lectrices de se réapproprier leur corps, de se sentir bien, de savoir que ce qu’elles vivent et ce qu’elles vont vivre est normal ou en tout cas qu’elles ne sont pas seules à le traverser. Il aide à se défaire des pressions extérieures et il prône l’amour de soi et de son corps. De plus, non seulement il aide à se défaire des pressions extérieures et à s’accepter, à se voir comme puissante, mais aussi à porter le même regard sur les autres et donc dans une certaine mesure à les aider à se libérer à leur tour des pouvoirs qui les traversent.
« Audre Lorde, poétesse afro-américaine, black feminist [3]le black feminism est un mouvement apparu aux Etats-Unis pendant le mouvement des droits civiques. Il prend en compte le vécu des femmes noires en tant que victimes de discriminations racistes et … En savoir pluset lesbienne, disais même : « Je ne prends pas soin de moi pour mon plaisir mais par acte politique. ». Quand nous subissons sexisme, racisme, validisme, grossophobie, …. Admettre que notre corps mérite de la bienveillance et de l’attention et en prendre soin devient aussi une façon de se rebeller. » [4]Extrait de Notre corps, nous-mêmes, page 38
On peut également ajouter qu’en donnant des clefs pour se défendre il donne une capacité de réplique à celles qui en ont besoin, il leur permet d’avoir du pouvoir. Il permet aussi de guérir, de prendre soin de soi, une étape qui est militante d’un point de vue féministe comme Audre Lorde l’a dit plus haut mais aussi dans une dimension afroféministe :
« Créer et incarner de nouvelles formes de féminité et de beauté qui sortent de la norme blanche est aussi une façon de ne pas céder aux injonctions au silence et à la discrétion subies par celles d’entre nous qui sont noires, de regagner dignité et visibilité. En revisitant parfois l’esthétique de nos aïeules, c’est parfois une façon de renouer avec une histoire dont nous avons été coupées, de rétablir les transmissions entre générations. Cela peut faire partie du long processus de reconstruction et de revalorisation de corps maltraités par le racisme et l’histoire coloniale. »
En somme, cette réappropriation de son corps est bien une première étape nécessaire, que ce soit pour pouvoir lutter pour des causes liés à notre corps, ou pour représenter ce corps et l’engager comme outil de lutte, afin de porter des revendications.
Pour lire la suite : Le corps militant, la lutte pour le corps (2/3)
N’hésitez pas à nous laisser un commentaire pour nous partager vos réflexions.
Notes
↑1 | Voir Corps et politique: Foucault et Agamben https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2009-1-page-63.htm?contenu=article |
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↑2 | Le sein, une histoire a été écrit par Marilyn Yalom et est parut en 2013. Il aborde la poitrine à travers les thématiques du sacré, du médical, de l’érotique, du domestique, du politique, du psychologique, du commercial, du médical puis il traite de sa libération poétique, politique et dans les images |
↑3 | le black feminism est un mouvement apparu aux Etats-Unis pendant le mouvement des droits civiques. Il prend en compte le vécu des femmes noires en tant que victimes de discriminations racistes et sexistes pour lutter contre les deux à la fois. |
↑4 | Extrait de Notre corps, nous-mêmes, page 38 |