Murs pictaviens

Carte des panneaux d’affichage public. Bien que la ville de Poitiers respecte la superficie minimale légale, tous les panneaux sont placés dans des lieux à pauvre visibilité.
Du mur de pierre au mur Facebook, en passant par la brique pictavienne, l’expression citoyenne trouve souvent refuge sur les parois qui nous entourent. Anonyme, revendicateur, artistique, commercial, ou tout simplement poétique, le geste d’écrire sur un mur n’est jamais anodin. Dans ce qui devait être un affichage de plus dans l’espace urbain, et qui se retrouve être un journal numérique, nous nous proposons de relayer le projet de celles et ceux qui réinvestissent l’espace visuel public de Poitiers.
Le mur : un espace démocratique privilégié ?
A travers le monde et depuis les prémices de l’humanité, les murs et parois se sont vus recouverts de traces écrites et artistiques. Les murs sont certes des lieux d’expression, mais peuvent-ils devenir des lieux de débat citoyen ? Retour sur une histoire sociologique et philosophique de l’expression murale.
Le mur comme lieu d’expression
Des « murs d’expression » ont été installés au printemps 2021 dans quinze gares françaises. Sous forme de grands tableaux noirs, les voyageur⋅euse⋅s devaient terminer la phrase « Demain, j’aimerais… ». L’objectif était de proposer une étude sémantique et sociologique sur les revendications et espoirs des passant⋅e⋅s dans une ère post-covid19.
Du « mur Facebook » aux « murs d’expression » de la SNCF, se dénote l’utilisation, dans les deux exemples, du terme « mur » pour désigner le support sur lequel il est possible de s’exprimer. Dans le cas du réseau social Facebook, le support est immatériel ; dans celui des « murs » positionnés en gare, ils sont bien matériels, mais il ne s’agit pas d’un véritable mur dans sa définition principale. Selon le dictionnaire Larousse, un mur est un « ouvrage en maçonnerie » (1.), « tout ce qui fait office de cloison, de barrière, de séparation » (2.), un « obstacle », « ce qui isole », etc., en somme, un mur est opaque, il divise et est abrupt. Le mur, dans son usage premier, ne désigne donc ni un support, ni un lieu d’expression. Pourtant, un tel usage du terme a été repris (notamment dans les deux exemples déjà mentionnés) et cela n’a rien d’anodin.
De tous temps, les murs ont été un support d’expression – qu’elle soit artistique, politique, ou aucun des deux. Plus encore, les murs ont été un véritable lieu d’échange et de débat.
Philosophie et sociologie de l’expression murale
Une étude [1]Olivier Dabène, Street Art and Democracy in Latin America, Palgrave, 2019 établit un lien entre la gouvernance d’une ville et la régulation du street art. Si dans un territoire donné l’art urbain est contenu, surveillé, voire réprimé, cela va généralement de pair avec une carence démocratique et l’inattention aux revendications citoyennes. Si les différents types d’expression murale sont rapidement effacés ou recouverts par les autorités locales, cela est bien souvent démonstratif d’une volonté d’étouffer le débat public de la part des municipalités, d’un rejet de la coopération et d’une gouvernance moins démocratique, accompagnée d’une visée de contrôle de l’espace public, et non pas de partage.
L’inscription murale : un activisme politique. Des citations, des slogans, des petites phrases, des cris de rage ou des suites poétiques, qu’elles fassent sens ou non, qu’on les comprenne ou non, toutes les formes d’inscriptions murales sont porteuses d’un message : celui qu’elles sont là pour être lues. Les passant⋅e⋅s ne peuvent que difficilement se contenir de regarder ce qu’iels voient sur les murs de la ville. Nous ne pouvons rien y faire, notre regard est attiré par les graffitis, les tags, les fresques, les affiches, les collages, etc.
Le graffiti comme médium politique. Il permet la diffusion de slogans, l’expression d’idées, d’idéologies, et la revendication. Les murs de l’espace public sont alors un support d’expression, tandis que les tags eux-mêmes deviennent la parole des contre-pouvoirs. L’illégalité du graff lui attribue presque automatiquement un caractère d’opposition, du moins de parallélisme, avec les autorités (locales, nationales et internationales) en place. S’il ne porte pas uniquement des messages antisystèmes, il porte à minima un discours parallèle, du fait que ce système le condamne par nature. Lorsque les autorités, comme les municipalités, encouragent voire demandent des fresques murales, il est clairement observable que ces dernières se doivent d’être exemptes de toute approche vectrice d’opinion et de conviction, faute de quoi elles se voient bien souvent supprimées.
Une histoire de l’expression murale citoyenne
A Pompéi, sur les enseignes, sur les mosaïques et sur la plupart des murs de la ville, des inscriptions ont été retrouvées, intactes depuis 79 av. J.-C. Du fait de la conservation de la ville en l’état, ces inscriptions murales, elles aussi, sont parfaitement conservées et questionnent quant au lien qu’avaient les citoyens avec l’écriture.
Ici, il s’agit d’écritures comptables, de calculs, de déclarations d’amour ou d’insultes, de moqueries, de slogans électoraux, d’exercices de calculs ou d’écriture… Les murs devenaient alors un véritable support d’écriture mais, surtout, un lieu de débat public, avec des discussions à même les murs au sujet, par exemple, des élections.
Quand la fresque murale devient une expression politique avec les murals (Belfast, Irlande du Nord, années 1920).
Les fresques murales sont peintes par des habitant⋅e⋅s qui, par l’art, cherchent la considération et revendiquent leur identité. Dans les années 1920, Belfast, la capitale Nord-Irlandaise, voit ses quartiers se recouvrir de ces fresques murales toutes en couleurs vives. Leur fonction n’est pas seulement de porter un message et des revendications politiques, mais il s’agit de délimiter les quartiers, les zones, alors que la ville est fragmentée.
Sont peintes des scènes du conflit, des morceaux de l’histoire, des drapeaux… En somme, tout ce qui peut porter une identité et sa mémoire.
Les muralistes républicain⋅e⋅s réutilisent les fresques murales dans les années 1980 pour représenter les actions de l’IRA (Armée Républicaine Irlandaise) notamment, mais ils célèbrent également les luttes des populations opprimées au travers le monde, ainsi que des figures et symboles politiques. C’est ainsi que le « mur international » voit le jour, sur lequel peuvent s’observer Nelson Mandela, Martin Luther King, Malcolm X ou encore Che Guevara. Le conflit prend place sur les murs de la ville qui devient la témoin d’un conflit des images : les loyalistes répondent aux républicain⋅e⋅s par des peintures pacifistes et un débat, voire une lutte, par l’art mural vient peupler Belfast.
Pologne, 1989. Le syndicat Solidarnosc lutte contre la République populaire de Pologne qui finit par tomber en 1989. Alors que la propagande est centrale au pouvoir, le syndicat, quant à lui, se réapproprie les murs de ses villes afin de prendre place dans cette guerre des idées. Les inscriptions murales sont pour les militants de Solidarnosc leur principale forme d’expression et de diffusion de leurs revendications, de leurs dénonciations. Les murs leur permettent de rendre visible leur lutte, occultée par les médias nationaux propagandistes, tout en se réappropriant leur espace public.
De cet outil de contestation, les gilets jaunes aussi s’en sont emparé⋅e⋅s en France en 2019 :
- « Fin du moi, début du nous »
- « On peut effacer nos paroles mais pas notre rage »
- « Nous sommes borgnes vous êtes aveugles »
- « Ton ruissellement c’est notre sang qui coule »
Peut-on réinstaurer du débat dans l’espace public ?
Alors qu’un principe de neutralité interdit les représentations symbolisant explicitement des revendications politiques, religieuses ou philosophiques sur des édifices publics – comme les murs d’une ville, la France démontre que cela n’est en fait valable qu’uniquement en cas de non-concordance avec les autorités administratives en place et leurs propres opinions. Deux cas ont ainsi été remarquables ces dernières années : la « Fresque des réfugiés » (2010) et la fresque de Stains (2020). Pour la première affaire, le maire fut dans l’obligation, par arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, d’effacer une fresque représentant l’accueil de personnes migrantes, réalisée avec son accord sur un mur de la commune. Plus de dix ans après, une question similaire s’est posée avec l’inauguration d’une fresque dans la commune de Stains, représentant Georges Floyd et Adama Traoré, surplombés par l’inscription « Contre le racisme et les violences policières ». Très rapidement, cette œuvre, réalisée avec l’accord du maire de la ville, a été dégradée dans la nuit, suscitant de vives réactions. Des policiers ont manifesté contre la fresque, le préfet en a demandé la suppression, tandis que le ministre de l’Intérieur du moment, Christophe Castaner, n’a su tarder à exprimer son indignation vis-à-vis du maire de la commune. La décision finale du préfet fut de demander la suppression du mot « policières » et de limiter la dénonciation à « violences » et « racisme », qui n’entraverait ainsi pas ladite exigence de neutralité imposée aux élus. Si se pose la question de la liberté d’expression, les différentes affaires ont su prouver qu’aujourd’hui en France, le principe de neutralité et la protection des « valeurs républicaines » prévaut largement au droit fondamental de liberté d’expression.
L’écriture dans l’espace public s’illustre alors comme un véritable médium politique et militant. Il s’agit de s’exprimer, de mener au débat, de montrer ce que les pouvoirs souhaitent cacher. Les inscriptions murales deviennent des actrices majeures dans de nombreuses luttes, par leur essence-même qui vient voir le jour en parallèle des lois du pouvoir, et bien parce que ce dernier ne peut pas les maitriser, ni les contrôler. Les inscriptions murales sont éphémères, mais celleux qui les écrivent ou les dessinent le savent. Leur dessein n’a rien d’éternel, mais là n’est pas leur intérêt. Ce qui compte, c’est qu’au cours de leurs heures, jours ou semaines de durée de vie, un maximum de personnes puissent les voir, les lire, les admirer, les questionner. Ce qui compte, c’est qu’elles fassent naître ne serait-ce qu’une seule seconde de réflexion chez le⋅la passant⋅e, qu’elles questionnent et importunent les autorités et, au mieux, qu’elles mènent à des discussions, à des changements.
Les inscriptions murales se présentent comme des formes modernes de lettres ouvertes, où des plus célèbres aux plus anonymes, toustes peuvent s’exprimer. Prendre la parole en public n’est plus scander un discours sur l’esplanade du village, mais s’emparer de ses murs, se les approprier, les recouvrir de ce que les autorités ont tendance à cacher.
Si on l’envisage aisément comme du vandalisme ou du délitage, le graffiti apparait finalement comme un véritable outil de contestation politique, comme une action militante visant à rendre visible, comme l’occasion d’un débat citoyen peut-être des plus démocratiques.
Questionnaire : Les pictaviens et leur rapport à l’espace public.
Vous sentez vous concernés par les enjeux urbains de Poitiers ? Répondez sur une échelle de 1 à 10, en précisant si vous pensez au centre-ville ou à Grand Poitiers, et n’hésitez pas à apporter des informations supplémentaires.
L : 4. Je ne fais pas trop attention à ce genre de trucs, et je suis seulement concerné par le centre ville.
T : 6. Il y a des choses qui attirent particulièrement mon attention en centre-ville quand je m’y promène, comme les sans-abris, mais sinon c’est tout.
J : 10. Oui, je me préoccupe, à l’échelle de Grand Poitiers, sur des problèmes comme la circulation, sur comment vivre notre urbanisme tous ensemble : comment chacun devrait pouvoir s’approprier la ville selon ses envies et besoins. Avant j’avais espoir en certains dispositifs, comme les réunions citoyennes, mais au final la communication est tellement mauvaise que je n’assiste jamais à ce genre de choses. Même pour certains aménagements dans ma rue, personne n’a été consulté.
P : 7. Oui, mais la façon dont je conçois l’espace pictavien reste cantonné à mes lieux de vie, et donc ma compréhension de l’espace s’arrête au centre-ville et au campus, j’ai du mal à réaliser les particularités que peuvent avoir les autres quartiers, et j’ai l’impression d’être complètement dans un autre endroit quand je sors du centre.
Portez-vous attention à l’expression citadine dans l’espace public ? (tags, affiches, œuvre d’art, collages…) Merci de répondre sur une échelle de 1 à 10.
L : 10. Je fais attention à certains artistes qui font des graffitis un peu partout, je les reconnais parfois, et je regarde souvent les murs pour voir tous le street art en général. C’est comme ça que je me tiens au courant de ce qu’il se passe à Poitiers, avec les affiches, et tout.
T : 7. Je regarde vite fait, mais en soit je fais pas plus attention que ça
J : 10. j’aime voir les murs d’une ville qui vit, peut-être à part sur les monuments historiques, la pénétrante a un bon spot pour faire du graphisme, et en général le collage ne détériore pas, puisqu’il est éphémère.
P : 6. Oui, même si encore une fois mon attention est limitée à un périmètre limité, et j’ai l’impression de voir plus de pubs que de messages vraiment intéressant sur nos murs, sans parler des encouragements à Zemmour et autres stickers fascistes.
Aimeriez-vous voir davantage de panneaux d’affichage libre ?
L : Je pense que ça serait cool de voir plus d’affiches militantes/
T : Non, parce qu’il pourrait y avoir des gens qui pourraient afficher des trucs pas forcément utiles. Si c’est accessible à tout le monde, il y en a qui vont en profiter pour faire n’importe quoi.
J : Oui, tant que ce n’est pas de la pub.
P : J’aimerais surtout pouvoir voir un renouvellement de l’utilisation des panneaux d’affichage libre, et pouvoir assister à une diversification des voix portées sur les murs. Peut-être que ça pourrait aussi passer par plus de collages, avec plus des protestations plus diverses.
Lisez-vous la presse locale ?
L : Des fois, quand mes parents ramènent le journal, je le lis.
T : Je le lis surtout pour ne pas m’ennuyer, et en général je ne trouve pas grand chose qui m’intéresse dedans.
J : Oui, avec attention, il y a de bonnes rédactions à Poitiers.
P : Non, je me tiens surtout au courant par les réseaux sociaux, par l’affichage dans les cafés, ce genre de choses.
Si oui, vous sentez vous concerné.e par les préoccupations de la presse ?
L : Pas vraiment, par exemple ils parlent souvent des hôpitaux et ça ne m’intéresse pas.
T : Non pas vraiment, je lis seulement les quelques articles qui m’intéressent.
J : Oui.
Seriez vous plus intéressé par la presse locale si elle était affichée dans les rues ?
L : Peut-être : je passe beaucoup de temps en ville, donc je pense que je la lirais.
T : Pour éviter de m’ennuyer dans les abribus ça serait pas mal, ça me ferait prendre l’habitude.
J : Non je ne serais pas plus intéressé que je le suis déjà.
P : Sûrement, j’aime bien l’idée de m’arrêter lire dans la rue, ou regarder les autres lire.
Si oui, où aimeriez-vous voir la presse publiée ? (Arrêts de bus, panneaux d’affichage, vitrine des magasins…)
L : Devant les magasins, en vitrine.
T : Place de la mairie, il y a toujours plein de gens là-bas.
P : Dans les rues, à côté des collages, à côté des affiches de médiation culturelle.
Avez-vous beaucoup d’occasions de discuter de votre espace de vie ?
L : Au travail on discute des problèmes de quartiers parfois : les cambriolages, est-ce que la sécurité allait être renforcée, meilleur équipement pour les flics, et certains sont inquiétés par les policiers qui sont partout, ce genre de chose.
T : A part les retards de Vitalis, pas vraiment.
J : Oui, avec mes collègues et mes voisins. Problème de circulation, comment se garer au TAP, etc.
P : Pas tant que ça, j’ai l’impression que je ne suis pas assez au courant pour pouvoir parler facilement de ce genre de choses, finalement.
Aimeriez-vous pouvoir vous exprimer librement, et facilement, sur des panneaux répartis dans la ville
L : Je ne les utiliserai pas mais si c’était des sondages j’y répondrai peut-être.
T : Je ne pense pas, mais j’aimerais bien voir des gens le faire.
J : Pas forcément.
P : Peut-être pas au début, mais s’ils étaient vraiment répandus, alors oui.
Avez-vous le sentiment que votre quartier/ville vous appartient ?
L : Je connais bien mes parcours de routine, mais à part ça pas vraiment.
T : Pas trop
J : Oui
P : Non, je ne pense pas avoir un lien très fort avec mon territoire.
Vous aimeriez voir quoi dans une publication affichée sur les murs ?
L : Les événements dans poitiers, des petits rappels d’activité physiques, des revues jeux vidéo, conseils d’achat.
T : Des articles intéressants, plus d’affiches sur les films au cinéma ou sur les événements qui se passent à Poitiers, ça serait bien qu’on sache ce qu’il se passe à Poitiers en hiver par exemple.
P : Des débats, des invitations à la discussion, des annonces de réunions associatives.
Trop de pub, à Poitiers ?
L : Pour moi il y en a ce qu’il faut, c’est une autre manière de me tenir au courant.
T : Oui, surtout sur les routes.
J : Oui, c’est insupportable, surtout sur Grand Poitiers.
P : Oui, mais j’y suis très habitué maintenant.
Tous les échanges n’ont pas été retranscrits ici. Dans l’ensemble des réponses, on remarque, malgré une certaine distance avec les publications locales et les politiques urbaines de Poitiers, un intérêt marqué à l’évocation de la possibilité d’une publication murale, éclatée dans les lieux de passage. D’après les personnes interrogées, celle-ci permettrait de mieux prendre conscience des événements notables de Poitiers, et de se sentir plus directement affecté par la vie urbaine et locale de leur ville. Nous pouvons noter que si il a été souvent le cas d’une envie pour l’augmentation des panneaux d’affichage libre, les personnes interrogées sont souvent moins enthousiastes à l’idée d’utiliser elles-mêmes ces dispositifs. Le défi d’un journal participatif, avec des questions, des sondages, et autres types de contenu pouvant encourager les passants à remplir les espaces vides en devient d’autant plus intéressé. Les réponses des personnes les plus jeunes (lycéens, apprentis) ont laissé entendre que les interactions avec un contenu journalistique dans l’espace public pourraient devenir habituelles, dans leur fréquentation de cet espace, dans la mesure où les publications soient placées dans des lieux d’attente, et qu’elles touchent également les préoccupations de leur pairs. Il est également intéressant de remarquer que dans la plupart des cas, la notion d’affichage libre est rapidement associée à la publicité : le sentiment d’une saturation de médias publicitaire a été exprimé chez la plupart des personnes interrogées, qui ont souvent eu du mal à l’idée de concevoir l’idée d’une telle publication sans l’interruption de publicités dans leur lecture. La pollution du parcours quotidien et de l’expérience urbaine par les spots, affiches et offres publicitaires entrave l’attention que chacun peut porter à son environnement, et brouille souvent les informations factuelles, intéressantes, culturelles et politiques qui sont perdues dans un surplus de stimulation corporatiste. Cependant, il serait envisageable que par le biais d’un langage visuel détaché du reste, comme l’usage d’un papier coloré, ou une police spécifique, pourrait aider les passants à identifier la publication et la reconnaître dans le flux visuel de l’espace public. Pour finir, à la question “avez-vous beaucoup d’occasions de parler de votre espace de vie”, les réponses se sont invariablement portées sur des problèmes de fréquentation de l’espace public : circulation, stationnement, sécurité. Il serait donc particulièrement intéressant de pouvoir porter l’espoir de relancer la discussion sur d’autres réalités et possibilités concernant notre appréhension de Grand Poitiers.
Au Pont-Neuf, les commerçants affichent leur désaccord
Pour manifester leur désaccord avec le projet de sens unique, les commerçants du Pont-Neuf ont réinvesti l’espace public.
Lorsque l’on approche le quartier commerçant du Faubourg du Pont-Neuf, on est d’abord accueilli par la communication officielle. Un panneau a été posé par la mairie, qui vante une consultation publique sur l’avenir de la voirie. « La Ville de Poitiers teste une nouvelle voie douce », peut-on lire, avant un lien internet censé recueillir l’avis des usagers.
En avançant vers la place Radio Londres, les œuvres d’Albert Tissot font lever les yeux des nouveaux passants. Inspirés des messages codés de la Résistance, les six fresques font depuis 2013 partie du paysage visuel des 15 000 automobilistes qui les croisent quotidiennement, parfois sans vraiment savoir ce qui se cache derrière les lettres blanches sur fond rouge.
Mais le 21 janvier 2022, tous les passants, à nouveaux autorisés à emprunter la voie dans les deux sens, ont remarqué un septième message : « Le Pont Neuf veut garder ses deux sens pour tous ». C’est que du 13 septembre au 24 octobre 2021, dates de l’expérimentation, les automobilistes n’ont pu circuler sur le Faubourg que dans un sens, d’abord montant, puis descendant.
Question de visibilité
Si les commerçants du secteur sont vent debout contre le projet de la mairie écologiste, c’est parce que selon eux, le sens unique leur ferait perdre en visibilité. Certains d’entre eux, réunis dans l’association des commerçants, affirment avoir perdu entre 20 et 40% de fréquentation, en raison d’une visibilité et d’un passage réduits de moitié.
« Pour montrer leur désaccord avec le sens unique, les commerçants ont décidé d’afficher eux-aussi »
Dominique Leblanc, président du comité de quartier du Pont-Neuf
Pour manifester leur mécontentement, et dénoncer un manque de concertation, l’association des commerçants du Pont-Neuf ont donc décidé d’utiliser les murs du Faubourg pour y afficher leurs messages. « Le message inspiré des fresques n’est pas le premier », précise Dominique Leblanc, président du comité de quartier du Pont-Neuf. « Au début du projet, des anonymes, certainement proches de la mairie, avaient placardé des petites affiches en A3 et A4, directement sur les murs, pour dire ‘moins de voitures, plus de vélos’, nous sommes d’accord sur le principe. Pour montrer leur désaccord avec le sens unique, les commerçants ont décidé d’afficher eux-aussi ».
Se saisir des questions d’urbanisme
Les commerçants du quartier affichent alors de faux panneaux de circulation à la place des officiels, une opération de bâchage a également lieu, durant l’expérimentation, pour rendre visible l’impact économique du sens unique sur les commerces.
Récemment, le comité de quartier du Pont-Neuf a dirigé ses opérations contre des projets d’urbanisme qui ne faisaient pas l’unanimité des habitants. « Les intérêts que nous avons en tant qu’habitants nous ont forcé à se pencher sur ces questions-là », explique Dominique Leblanc, qui reconnait que les bras de fer avec la mairie n’étaient pas la raison d’être de son association. Après ces contestations, la mairie a rétropédalé sur le projet de sens unique. Une chose est certaine, pour les associations de citoyens comme pour les professionnels, l’affichage spontané est une arme qui marche.
Coller pour mettre à bas les dominations
Partout dans le monde, des collectifs affichent sur les murs les dominations dont ils sont victimes. Une colleuse de Poitiers raconte son engagement contre les violences de genre.
Pourquoi est-ce que tu colles ?
Parce que c’est une porte d’entrée sur le militantisme, ça permet d’accéder à des cercles politiques. C’est devenir militant.e, devenir acti.f.ve. Des murs, il y en a partout. C’est difficile d’arriver dans des groupes très institutionnalisés, alors que là, c’est assez informel. Certains pensent que c’est une façon d’extérioriser les traumas. Moi ça me paraissait aussi profondément utile. Utile tant à celleux qui collent qu’à la société. Pour les colleureuses, ça créé des liens et des discussions très intéressantes. C’est une façon différente vivre le politique, car ça engage le corps. Les violences faites aux femmes engagent souvent le corps. Pour la société, c’est utile dans la mesure où ça popularise des messages politiques.
C’est un moment convivial ?
Il y a un côté grisant. Des fois c’est très fort, des fois c’est juste joyeux. Ça dépend des collages. Des fois, c’est léger, on discute, on parle de références communes, c’est une façon positive de canaliser cette violence. Par contre, il y a des collages où l’on placarde des témoignages, et là c’est des moments de soutien très forts. Il y a un engagement, ça compte.
Coller sur un mur, dans la rue, c’est nécessaire ? Qu’est-ce que ça change ?
Le militantisme digital est très important, ça doit exister. Coller sur le mur, il y la matérialité. La domination, c’est réduire le champ des possibles des dominé.e.s. Tant intérieurement qu’extérieurement. Dans l’espace urbain, le corps des personnes sexisées est très réduit en termes de possibilités. On rase les murs. On s’excuse d’être là. En collant, le monde nous appartient. C’est aussi aller contre un système. Il y a un côté où quand ce n’est pas autorisé, on va contre une institution qui permet l’oppression. L’interdit fait partie du processus. On ne demande pas la permission. C’est une transgression.
« Dans l’espace urbain, le corps des personnes sexisées est très réduit en termes de possibilité. […] En collant, le monde nous appartient. »
Se réapproprier l’espace public, c’est se réapproprier la chose publique ?
Oui, car les lois, on les fait nous-même. On réinvestit un espace de façon libre et transgressive. Tout est possible. C’est un moment de puissance parce que ça fait un débat. Coller devant la maison de son violeur, c’est lui dire « dans ta gueule », c’est faire changer la peur de camp. Il y a un coté de com’ parce que c’est aussi exhiber la domination. C’est occuper l’espace. Ça permet de faire du bruit. C’est exhiber la violence, l’inégalité.
A qui sont destinés les collages ?
Ça dépend de l’intention de l’auteur.e, C’est parfois adressé aux violeurs, parfois à tou.te.s les passant.e.s. La violence est contenue dans l’intérieur des murs, elle est partout, comme les collages. Il y a des collages pour ceux qui nous ont fait du mal, d’autres pour nous, d’autres pour les passant.e.s.
Que penses-tu des politiques restrictives qui entourent le collage ?
Entre ce qui est dit et ce qui est fait, il y a des méandres. Si on ne te prend pas sur le fait, on ne peut pas te verbaliser. Mais en réalité, ça arrive souvent. Dans les endroits où la police n’est pas habituée à voir des colleureuses, elle ne réagit pas beaucoup. Quand ils sont habitués, ce n’est pas la même chose. A Poitiers, les règles ne sont pas trop strictes, mais ça reste un acte illégal. C’est acte de désobéissance civile en soi. Quand tu dis que tu as conscience d’enfreindre la loi, là, ça devient difficile.
Ces mots crus, cette police sobre, elle ne peut exister qu’illégalement ?
Donnez-nous une alternative. On n’a que ça. Après, le mur veut tout et rien dire, coller sur un commissariat, ce n’est pas pareil que coller dans un parking. C’est sur le mur de quoi qui compte. C’est plus accessible en tout cas. C’est ça, la puissance des collages, c’est que c’est accessible. Par contre, on se rend compte que la révolution que nous avions imaginée est devenue plus banale dans les yeux des passant.e.s. Aujourd’hui, l’enjeu, c’est de réinventer les collages.
Notes
↑1 | Olivier Dabène, Street Art and Democracy in Latin America, Palgrave, 2019 |
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