Corps utopique, corps parfait ?

Journal de bord[1]Nous avons décidé d’intégrer notre bibliographie au récit, sans ordre hiérarchique.
Ce 19 novembre 2060, jour d’arrivée sur l’île “Ææa”, avait des airs de délivrance à nos yeux. Après des semaines passées à naviguer à travers des eaux déchaînées, les portes de l’île s’ouvraient enfin à nous. Or, à peine avions-nous eu le temps d’accoster dans un coin reculé de l’île, qu’un individu s’est approché de nous pour nous accueillir.
Physiquement, son apparence nous semblait à première vue relativement singulière. Néanmoins, une sensation désagréable et inexplicable survenait en sa présence, à ses côtés. Une forme de malaise que nous n’avions jamais ressenti auparavant. Malgré cela, l’excitation et la soif de découverte s’étaient emparées de nos corps et nous décidions finalement de suivre l’individu, qui avait donc pris la figure de guide.
19 novembre 2060, la découverte.

Les éminentes dunes envahissant la nature que l’on observait à l’approche de l’île et qui présageait une terre inexploitée par l’Homme ont subitement laissé place, au fur et à mesure que l’on s’approchait du centre, à un spectacle morose légèrement masqué par une fine pellicule de fumée grise où les immeubles et les structures en béton s’entremêlent et surplombent le paysage. Finalement, nos premiers pas dans ce qui nous semble être une “ville” ont été accompagnés par la tombée de la nuit et alors qu’on traversait ses lieux, parcourait les larges chemins oppressés par des infrastructures grises, nous ne croisions absolument aucun individu. Plus étrange encore, il n’y avait pas même l’once d’une trace de vie animale ou végétale. Cependant, la fatigue inhérente à notre voyage et qui pesait sur nos corps nous empêcha de nous attarder sur cette observation, et c’est ainsi que s’acheva notre première journée sur l’île Ææa, lorsque que notre guide dont on ne connaissait toujours pas le nom nous a raccompagné à nos chambres.
- Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver , 1726
20 novembre 2060, ce que nous voyons.
Ce matin, à notre réveil, quelle ne fut pas notre surprise lorsque nous sommes sortis dehors. Hier, après avoir laissé notre guide, nous ne nous attendions pas à le revoir si tôt. Or, il se peut qu’à nos premiers pas dans la ville, une sensation troublante de déjà vu nous a parcourus : les innombrables personnes que nous voyions marcher dans la rue étaient identiques comme deux gouttes d’eau à notre guide. Le même visage long et émacié, des corps grands et sveltes et des membres musclés, des corps sans pilosité apparente et chauves, intégralement chauves.
De plus, le caractère nocturne de notre arrivée sur l’île hier soir ne nous avait pas permis de nous rendre compte de ce détail que le jour confirmait : Les individus possèdent une peau dont les teintes sont plutôt grises ! L’île sur laquelle nous nous trouvons peut être décrite comme un endroit mystérieux, loin de tout ce que nous connaissons en temps normal : un grand espace cloisonné, telle une prison dans laquelle la nature est omniprésente. Les seuls remparts de cette île oppressante sont en réalité la mer, qui s’étend à l’infini vers le large. Le contraste de cette vision est saisissant, en comparaison avec notre société, de l’autre côté de la mer.
Ici, la nature domine le paysage, et n’a pas été sacrifiée au profit des aménagements humains. Les individus eux-mêmes ne semblent pas malheureux. Ils n’ont pas l’air enfermés. La vie menée semble prospère. Mais quel est cet endroit ? Comment font-ils pour y vivre ? En l’occurrence, ces questions sont les premières qui nous sont venues à l’esprit. En effet, et ce dès le jour suivant celui de notre arrivée, un premier constat évident a pris forme : presque tout, ici, du fonctionnement de la société jusqu’au mode de vie des individus et leurs quotidiens, semble différent de ce que nous connaissons et donc, propice à un questionnement.
14 décembre 2060, une société différente de la nôtre.

Les semaines qui ont suivies notre arrivée nous ont donc permis d’explorer davantage les lieux, et d’observer plus précisément les spécificités de cette société nouvelle. De fait, ici, il n’est ainsi pas question “d’individus au sein d’un groupe”, dans un sens donc où il y aurait plusieurs êtres singuliers, mais “de l’individu”. En effet, les résidents de cette île, pour des raisons encore inexpliquées, se ressemblent étrangement tous, sans exception.
Néanmoins, cette observation n’est en réalité qu’une partie du contraste que l’on peut faire entre l’Homme que nous connaissons, et les résidents de cette île. Notamment, nos nombreuses observations et analyses ont sur ce point convergé vers un certain constat, pour le moins déroutant et déstabilisant notamment pour des scientifiques comme nous : ces “individus” semblent tous, sans exception, posséder des corps autosuffisants[2]Définition de l’autosuffisance par le CNRTL : Le fait, pour une personne ou un pays, de pouvoir subvenir par soi-même à ses besoins, dans la mesure où leurs organismes subviennent d’eux-mêmes et naturellement à leurs besoins.
Certes, lorsqu’il est question de décrire ces corps, il est impossible de ne pas mentionner les capacités physiques spectaculaires dont ils font également preuve : force, rapidité, détente, souplesse. Cependant, plus que la curiosité, une autre spécificité dont semblent dotés ces corps, en addition donc à l’aspect “autosuffisant”, interroge en particulier notre concept de “santé”. En effet, ces individus ont une faculté de régénération “hors du commun” et cela peut très probablement s’expliquer par cette anatomie “autosuffisante” des corps, mentionnés plus tôt mais que l’on a pas encore réussi à éclaircir, détailler. En somme, l’étude des corps en soi ou même des organismes des résidents de cette île repense la notion de “bonne santé”. Sous notre prisme, de l’autre côté de la mer, une “bonne santé” s’établit et s’inscrit selon certaines normes et plus particulièrement, en contraste avec les symptômes affectant nos corps sensibles et vulnérables, dûs aux maladies et au vieillissement. Or, un corps qui ne peut être malade ou qui ne ressent aucun besoin, d’un point de vue purement physique ou anatomique, peut-il en conséquence être véritablement considéré comme en “bonne santé » ? De fait, l’idée de “bonne santé” peut-elle exister au sein de cette civilisation ?

Par ailleurs, concernant le mode de fonctionnement de leur société cette fois-ci, le respect et le souci de l’environnement s’avèrent être un aspect qui se détache particulièrement du reste, et cela se retranscrit de manière évidente, au quotidien, dès lors que l’on observe les caractères de cette société. En ce sens, rien n’est durablement emprunté à la planète. Également, de la même manière que tout ce qui est créé, transformé ou conçu s’effectue dans un but spécifique car nécessaire au développement du groupe, les déchets, eux, sont moindres voire quasi inexistants.
Parallèlement à ceci (l’étude biologique et anatomique des résidents de l’île), une sorte d’uniformité de la pensée est particulièrement observable chez ces individus. Notamment, les décisions affectant l’organisation de cette société sont toujours prises unanimement et aucun dissensus ne semble visible. La pensée individuelle et non conforme au reste du groupe n’est pas simplement réprimée, elle est tout bonnement inexistante. Or, ce phénomène peut s’expliquer grâce à l’étude de la “politique” dans cette société.
En effet, le contrôle des corps est une question que nous nous devons de nous poser car elle est très importante dans cette société-ci. Comment le pouvoir en place contrôle-t-il les corps et les mouvements de ceux-ci dans la société ? Qui domine ? Qui est dominé ? Comment la société s’organise-t-elle ? Comme les décisions sont-elles prises ?

La société est normée, tout le monde parle le même langage, tout le monde possède le même physique. De plus, les individus de la société que nous explorons ne peuvent pas se contredire puisqu’ils sont tous pareils intellectuellement parlant, ce qui signifie qu’une opinion publique ne peut pas réellement voir le jour. Par la normalisation de tous les comportements, une certaine forme de contrôle des pensées s’opère donc.
Cette normalisation s’explique notamment par le fait que la population est gouvernée par… En fait, on ne sait pas vraiment. Cette personnalité (ou ensemble de personnes) ne se montre jamais en public et aucune photo ne nous est parvenue. Parfois, le gouvernement s’exprime à l’aide de hauts-parleurs fixés dans les rues de la ville. La voix paraît alors … robotique. Plus nous partageons la vie de ces êtres hors normes, plus nous nous demandons si ce n’est effectivement pas un robot ou une intelligence artificielle, du moins, qui gouverne la société …
Tout le monde doit également contribuer au bon fonctionnement de la communauté. Le respect de tout le monde s’impose donc parfaitement comme valeur principale, du moins, d’après ce que nous pouvons voir. Pour garantir cette affirmation, il faudrait appartenir durablement à cette civilisation, ce que nous ne pouvons pas nous permettre, bien évidemment.
Comment prendre les décisions dans une société où tout le monde est identique, dans une société dans laquelle il n’existe plus d’identité car tout le monde est semblable ? Les notions d’échelle sociale et d’échelle sociétale semblent retravaillées. Une chose est certaine, c’est que le contrôle politique d’un pays ou d’une population aussi normé n’est pas si évident qu’il n’y paraît.
- Dennis Gansel, La Vague , 2008
- René Barjavel, Le Grand Secret , 1973
21 décembre 2060, le langage et la société non-genrée.
Maintenant que nous venons de comprendre les principes généraux de la société que nous découvrons de jours en jours un peu plus, nous comprenons que les individus de cette civilisation ne semblent pas avoir de sexe différencié. Il est même nécessaire d’affirmer, pour une meilleure compréhension des lecteurs de ce journal, que les êtres de cette île n’ont pas du tout de sexe en réalité : ils ne sont ni hommes ni femmes.
Ainsi, nous remarquons au fil de nos déambulations dans la rue, que les distinctions de genres n’existent pas : il n’y a pas d’inégalité entre les femmes et les hommes puisque cette binarité n’existe pas.
Cette découverte nous permet de mieux comprendre leur langage. Un langage différent du nôtre, sans lettre mais avec des sons. Ces sons évoquent des objets ou peuvent désigner des personnes à l’aide de la gestuelle (leur langage se comprend par la voix mais aussi par les gestes, qui prennent une plus grande importance que dans notre société). Au fur et à mesure de notre apprentissage de cette langue, nous nous sommes rendus compte que la plus grande difficulté dans notre cerveau normé, était de ne pas désigner les choses selon “il” ou “elle”. Cette absence de féminin et de masculin, nous nous en sommes accommodés au fil du temps.
30 décembre 2060, comment naissent-ils.
La découverte de leur vie quotidienne a été un grand choc pour notre petit groupe : rien à voir une fois de plus avec les normes du monde extérieur. Ainsi, les individus de cette île ne ressentent pas le besoin de se nourrir, il nous faudra donc dire adieu à la gastronomie durant notre séjour ! De même, nous nous sommes questionnés afin de savoir comment cette société avait pu perdurer dans le temps ? Pouvons-nous parler de reproduction ? Les membres de la communauté sont reproduits à l’identique dans des centres dédiés, les individus composant cette société ne pouvant se reproduire sans appareils génitaux. Nous avons eu l’occasion d’observer de plus près ces grands bâtiments assez austères, comme le reste du paysage urbain ici, et nous avons pu comprendre comment ceux-ci fonctionnaient : un schéma génétique, un ADN particulier, est cloné pour chaque naissance, lorsque la société a besoin de nouveaux individus. Le concept de famille ne leur est donc pas familier, ou du moins pas dans notre système classique, puisque l’entièreté de la population forme finalement une immense famille, plus semblable à un groupe.
De plus, il nous est toujours impossible de déterminer si les habitants de cette île sont doués de sentiments puissants tels que la joie, la colère ou encore la tristesse. Est-ce dû à ce clonage ? Ou bien à la société et leur quotidien réglé à la minute près ?



- Kurt Wimmer, Equilibrium , 2002
- Dominique Aubert-Marson, Histoire de l’eugénisme , 2010
- Steven Spielberg, Jurassic Park , 1993
17 janvier 2061, l’organisation et la répartition des tâches dans la société.
Cela va maintenant faire presque trois mois depuis notre arrivée sur l’île, et il nous est plus aisé de comprendre l’organisation minutieuse qui se cache derrière la répartition des tâches. De fait, il semble assez difficile de déléguer les occupations dans cette société où personne ne se démarque.
Les tâches sont attribuées à chaque personne au début du mois. Ainsi, des ouvriers vont être sélectionnés pour la production et la manufacture dans les usines, tandis que d’autres seront affiliés à l’agriculture ou à l’entretien de la ville. Un roulement est ensuite effectué tous les mois entre les différents secteurs : un système assez inédit de notre point de vue ! Ainsi, les individus ne choisissent pas leur occupation, et n’obtiennent pas de profit personnel en retour, ils œuvrent sous un commandement et pour le profit de l’ensemble de la communauté. Aucune monnaie, aucun argent n’est utilisé sur l’île. Le système que nous observons en ce lieu particulier est totalement différent de celui des systèmes financiers du monde extérieur : sans l’existence de banques ou de marchés, les habitants utilisent le troc pour se procurer des biens et des services. Ce système pourrait paraître rudimentaire en comparaison du nôtre, mais fonctionne efficacement sur l’île ![3]Un article, une réflexion sur la possibilité d’une société sans argent : https://www.lenouveaumontpellier.fr/une-societe-sans-argent-une-utopie/
1er mars 2061, pour un nouveau monde.

Il vient de se passer une révolution au sein de cette société insulaire. À force de nous côtoyer, notre guide a commencé à penser différemment… Quelque chose s’est changé en lui, et il commença à ressentir une forme de doute vis-à-vis de son existence, chose qui ne lui était jamais arrivée. Pris dans la tourmente, au cours d’une effroyable colère dont il nous a fait part, il est parti se réfugier dans la forêt. Seulement, lorsque nous sommes partis à sa recherche, nous avons découvert quelque chose de hors norme.
Notre guide se tenait devant une porte, dissimulée dans la roche. Après quelques marches, nous sommes descendus dans une immense pièce, entièrement remplis de livres : une bibliothèque !
Cette bibliothèque avait un nombre incroyable de livres en son sein. Des livres de toutes les civilisations du monde connues, dans toutes les langues, de toutes les époques passées, présentes et même futures (des livres datant de 2080 ont étés aperçus). Une bibliothèque universelle ouvrant la voie à un nouveau monde aux yeux de notre guide !
Ce dernier, devant cette profusion de savoir, devint la première anomalie de sa civilisation et fit office de guide pour son peuple en lui donnant accès aux savoirs du monde, en leur réapprenant à vivre leurs émotions et ressentir.
- Umberto EcoKurt Wimmer, Le nom de la Rose , 1982
- Borges, La bibliothèque de Babel , 1941
Notes
↑1 | Nous avons décidé d’intégrer notre bibliographie au récit, sans ordre hiérarchique. |
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↑2 | Définition de l’autosuffisance par le CNRTL : Le fait, pour une personne ou un pays, de pouvoir subvenir par soi-même à ses besoins |
↑3 | Un article, une réflexion sur la possibilité d’une société sans argent : https://www.lenouveaumontpellier.fr/une-societe-sans-argent-une-utopie/ |