Le handicap: du stigmate à l’idéal

Le handicap: du stigmate à l’idéal

“Le monde revient toujours à la norme. Le problème est de savoir à la norme de qui.”

– Stanisław Jerzy Lec, poète et écrivain polonais

Le scénario

Il fut un temps où le validisme[1]Le validisme est une forme de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable contre les personnes vivant un handicap régnait en maître. Dans une société étouffant l’existence du handicap physique, une fracture marquée invisibilisait les personnes invalides des représentations quotidiennes. Dans les transports en commun, musées, écoles, supermarchés, rien n’était pensé pour les intégrer, résultant à une ségrégation forte et ancrée dans les mœurs. Mais, lorsque la guerre éclata en 2030, nucléaire, meurtrière, mutilante, les rapports au corps valide furent bousculés. La Troisième Guerre mondiale, surtout connue comme la Première Guerre nucléaire, engendra une transformation des corps irréversible. Un tiers de la population perdit son intégrité, l’intégralité des soldats revint méconnaissable aux yeux de leur famille comme à ceux de la société. Une crise économique sans précédent fut la conséquence logique de ce drame: une pénurie de main-d’œuvre entraîna une spirale déflationniste. Le gouvernement, pour apaiser ces corps et ces cris, arrangea une politique de croissance, « humaniste » en apparence mais en pratique, intéressée. Grâce aux travaux de chercheurs, les vétérans mutilés se virent proposer des prothèses novatrices récompensant leur dévouement et services à la patrie. Cette stratégie économique efficace fut ensuite étendue à l’ensemble des personnes invalides physiquement et provoqua une scission nouvelle entre corps augmentés et corps ordinaires. Aujourd’hui, en cette année 2042, grâce au transhumanisme, les corps des augmentés anciennement handicapés sont devenus la nouvelle norme. Devant les incroyables résultats des prothèses qui se révélèrent bien plus performantes qu’escompté, la population ordinaire (autrefois appelée valide) qui n’avait subi aucune amélioration, jalouse et cherche à bénéficier à son tour de telles technologies. C’est par une volonté d’équilibrages et de rétablissement d’une certaine équité que le paradigme du corps “idéal” a été renversé. Les équilibrations sont devenues des améliorations et ont engendré un nouveau déséquilibre.

En tant que citoyens et citoyennes de ce nouveau monde, nous nous devons de révéler aux yeux de toutes et tous l’absurdité de cette nouvelle société. Oeuvrant pour le bonheur général, nous avons pour objectif de démontrer que, bien que le handicap ne soit plus stigmatisé, cette société est loin d’être idéale. Nous avons donc recensé des œuvres de l’avant-guerre que nous jugeons essentiel de se procurer pour comprendre les limites que nous devons apposer à cette société où toutes et tous ne sont pas épanoui.es.

« La science-fiction ose exprimer, en le représentant, le paradoxe selon lequel le transhumanisme veut parfaire le corps et, ce faisant, accomplir les idéaux rêvés par une modernité rationaliste, mais elle n’oublie pas de montrer qu’en procédant de la sorte, ce rêve risque bien de se muer en malédiction. »

Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs – Musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires

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Les corps, de nouveaux marqueurs sociaux

Dans cette nouvelle société post-guerre nucléaire, la recherche et la production de prothèses, très coûteuses, sont  financées par l’État. Seuls les handicapés en bénéficient. Une grande gamme de prothèses leur est proposée, ce qui permet une diversification considérable des corps. Les personnes aisées se tournent vers des cliniques, entreprises et laboratoires de recherche privés pour acquérir, elles aussi, de nouvelles aptitudes. Le reste de la population, désireuse d’accéder au corps idéal et qui ne peut s’offrir aussi facilement que les riches de telles technologies, se fournit au marché noir. Constatant une augmentation de performance et de productivité chez les personnes bénéficiant de l’aide de l’État, tout à chacun, personnes ordinaires comme déjà augmentées, décide donc d’investir dans une prothèse, dans la limite de son budget. 

La forme du corps s’adapte au train de vie mené. Le travail, source de revenu, est le critère déterminant quant au choix de la prothèse. La forme du corps s’adapte alors au travail en particulier et permet plus de productivité, d’optimisation et de rentabilité à la personne qui en bénéficie. Ainsi, un mécanicien privilégiera une posture allongée pour réparer et se glisser aisément sous les véhicules endommagés et une greffe de la rétine permettra à un photographe de faire son travail sans avoir à dégainer son appareil. La greffe de prothèse est réalisée dans cette société bien plus par soucis économique que par soucis de santé. Dans tout espace public, un simple coup d’œil autour de soi suffit à distinguer, à partir du corps, les catégories socio-professionnelles et socio-économiques des passants. 

Les classes sociales sont maintenues. Toutefois, les handicapés pauvres, disposant d’un avantage au début de la transition corps ordinaires/corps augmentés avec la pose de prothèses gratuites, car prise en charge par l’Etat, connaissent une ascension sociale. Les riches peuvent s’acheter des prothèses coûteuses, à la pointe de la technologie et conservent de cette manière leur place en haut de la pyramide. L’enrichissement d’une l’élite bionique est accompagnée par une paupérisation de masse. Les êtres humains trop pauvres pour être augmentés sont relégués à des postes “poubelles” ou licenciés. En conséquence, à l’instar des métiers, il est possible de deviner la catégorie sociale d’un homme ou d’une femme grâce à son physique seul. Les vêtements ne jouent plus un aussi grand rôle dans l’affichage de son appartenance sociale. Sacs de marque, fourrures, converses, casquettes, fripes déchirées, sont substitués par la prothèse. 

SOMATHÈQUE[2]Les différentes somathèques que nous proposons listent des ouvrages que nous considérons intéressants à niveau égal, sans classement hiérarchique

Les rapports humains

Dans cette société surplombée par la distinction entre validité et invalidité, les rapports entre les humains se trouvent modifiés. Au sortir de la guerre, après six ans de privation, d’enfermement, de sacrifice, le retour à la paix constitue un environnement particulièrement propice à la transformation des rapports qu’entretiennent entre elles les personnes. Face à la disparition de nombreux hommes, ce sont les rapports amoureux qui subissent la plus importante mutation. Du fait de la supériorité numérique des femmes, le dualisme femmes-hommes s’estompe au profit de celui opposant les valides aux invalides. Sur les papiers administratifs, a disparu la case ‘sexe’ où les êtres d’avant étaient invités à cocher ‘F’, ‘H’ ou ‘autre’. Désormais, c’est la typologie de l’individu qui est requise : ‘valide’ ou ‘invalide’ sont les réponses proposées.

Au-delà de l’aspect purement administratif, cette nouvelle classification des individus les atteint de manière bien plus

profonde et personnelle : c’est toute leur vie qui repose sur ce clivage. Progressivement, nous en venons à identifier et désigner les personnes selon si elles sont valides ou invalides. À l’instar du sexe auparavant, la typologie des individus devient le critère premier de leur identité. Les rapports amoureux s’articulent désormais autour de cette distinction, menant à l’avènement de néologismes.

Selon le CNRTL :

  • L’hétérotypologie caractérise l’attirance sexuelle d’individus de typologie opposée. Par exemple, est hétérotypologique le valide étant attiré par les invalides.
  • L’homotypologie est un comportement sexuel caractérisé par l’attirance d’un individu pour un individu de la même typologie.
  • La bitypologie est le fait, pour une personne, de cultiver des relations intimes avec des personnes des deux typologies.
  • L’atypologie désigne l’absence d’attirance sexuelle d’un individu.

Dans cette société reposant sur des rapports de domination (l’invalide, par ses capacités, étant considéré comme supérieur au valide), l’hétérotypologie se fait rare et est mal vue, voire châtiée.

Au cœur des vies humaines, caractérisant les identités, la dualité entre les valides et les invalides a des conséquences notables et participe à l’assignation des individus à des rôles particuliers. Considérés comme supérieurs grâce à leurs prothèses, les invalides sont favorisés dans la plupart des secteurs de la société. Face à ce constat, certains valides, se reconnaissant davantage dans la typologie opposée et désireux de lutter contre les déterminismes sociaux, décident de changer de typologie. Ces individus, économiquement privilégiés, sont ceux que l’on appelle les transtypologiques.

SOMATHÈQUE

Culture et médias

La culture a le premier rôle dans le changement des mœurs. En effet, c’est par le biais d’œuvres et de médias que les populations vont réussir à se projeter dans leur nouvelle société. Les avancées scientifiques sont essentielles, certes, mais sans culture pour les diffuser partout, il ne peut y avoir de réel bouleversement. Ainsi, les médias vont promouvoir cet être idéal dont le corps parfait repose sur les modifications apportées, telles que les prothèses. De nouvelles figures vont émerger et participer au changement de paradigme qui s’impose. Les nouvelles normes passent indubitablement par de nouvelles représentations, allant même jusqu’à la modifications de celles ayant toujours existé. En effet, les statues antiques, comme la Vénus de Milo, vont elles aussi revêtir les plus belles prothèses afin de correspondre aux normes idéales de la société de demain. Enfin, la culture sert surtout de pédagogue pour les populations qui ne sauraient comment et pourquoi se rallier du côté des transhumanistes et défendre, à leur tour, cette digne cause.

Les représentations de figures antiques sont désormais modifiées dans le but de promouvoir ce nouveau corps parfait : C’est grâce aux prothèses qu’on accède au corps idéal et la preuve en est avec la modification des membres de figures aussi emblématiques que les statues antiques.

L’objectif des campagnes publicitaires est de pénétrer dans les mœurs de la population. Il est impossible de rester de marbre face à ce type d’actions. En effet, en ajoutant des prothèses sur des statues mutilées, la population va devoir modifier son idéal : il faut impérativement prendre la mesure de l’importance d’avoir un corps aux normes et donc augmenté. Et de ce fait, cela incite les industriels à produire des prothèses afin de répondre au besoin  des individus qui augmente de plus en plus.
Reportage sur l’opération choc de l’ONG Handicap International

Les anciens supports médiatiques sont réappropriés à partir des nouveaux modèles diffusés. Les « améliorés » deviennent le corps utopique, désirable : ils font désormais la couverture de tous les magazines, et deviennent progressivement surreprésentés.

Les magazines de sciences (mais pas que) auraient toujours des couvertures semblables à celle-ci. C’est un média qui touche un grand nombre de la population étant donné la visibilité qu’il a sur Internet ou dans tous les vendeurs de journaux. Ainsi, cela crée un climat de confiance entre les individus et la science qui met tout en œuvre pour augmenter les capacités physiques des Humains. Aussi, de telles couvertures participent à l’engouement autour du transhumanisme de manière générale, ce qui permet de tendre vers une généralisation des opérations d’amélioration physique.

Les personnalités publiques prennent de plus en plus de place : elles prennent la parole dans les médias et surtout sur les réseaux sociaux ce qui crée un engouement très important autour de leurs physiques et donc de leurs capacités.

Viktoria Modesta, en photographie ci-dessous, est une de ces icônes dont la société s’inspire. C’est en intégrant le cabaret le Crazy Horse que la danseuse et chanteuse lettone se fait repérer. Depuis, elle est devenue la représentante médiatique de ce cabaret puisque ce n’est que sur son corps augmenté que les yeux du grand public sont rivés. Bien meilleure que ses coéquipières sans prothèse, elle incarne ce nouvel idéal de performance basé sur le corps initialement invalide.

SOMATHÈQUE

Religion

À l’instar des autres domaines, une autre scission s’est opérée dans la société concernant la religion. D’un côté sont apparus les Rétrogrades, partisans d’une conservation de l’ordre établi, de la suprématie du validisme, et donc de l’ostracisation des personnes, bien qu’augmentées, qu’ils considèrent toujours fondamentalement infirmes:  « Nul de tes descendants, à quelque génération que ce soit, ne s’approchera pour offrir l’aliment de son Dieu s’il a une infirmité » (Yhavé, Lévitique, chapitre 21).

Cependant, par opposition à ce courant qui fut renforcé après la Première Guerre nucléaire, un nouveau mouvement vit le jour; celui des Réactionnaires. En reprenant cet extrait du chapitre 21 du Lévitique, ils décidèrent que « Nul de tes descendants, à quelque génération que ce soit, ne s’approchera pour offrir l’aliment de son Dieu s’il n’est pas augmenté”. C’est en prenant appui sur des figures mythologiques, infirmes, que les Réactionnaires montrent leur héroïsme et que leur faiblesse fait leur force. Ainsi, Tirésias, aveugle, possède un don de clairvoyance sur le futur. Héphaïstos, boiteux, reste un Dieu. Au sein des Réactionnaires, une subdivision est apparue. Celles et ceux qui décidèrent de réinterpréter des passages de la Bible afin de prouver que Jésus était physiquement augmenté, les Réactionnaires Réinterprétant (notamment en prenant appui sur sa Résurrection), et les Réactionnaires Réformistes, qui, sans contester ni ré-interpréter la Bible, souhaitaient que l’image de Jésus évolue à leur époque, pour qu’il apparaisse amélioré. Ainsi, les Réactionnaires Réinterprétant découvrirent des reliques prothétiques ou bien considérèrent que la couronne de laurier permettait en réalité à Jésus de converser par télépathie avec tous ses disciples. Les Réformistes voulurent modifier son Image en le faisant apparaître avec deux bras supplémentaires, pouvant accueillir tous les Saints. Cependant, ce dernier mouvement connut peu de succès et une communauté sectaire naquit, menée par un gourou handicapé (augmenté, bien-sûr): la RBD pour la « Religion du Bras Droit ».

Ayant perdu sa main droite à la guerre, il possède désormais une prothèse de Bras Droit deux fois plus longue et plus musclée que son bras gauche, qu’il tend devant lui pour réunir ses fidèles.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le pèlerinage de Lourdes bat aujourd’hui toujours son plein: les miracles existent toujours mais résident désormais dans le fait de demander des prothèses. On ne croise plus des gens sur des brancards ou avec des jambes de bois, mais qui marchent parfaitement et n’ont aucun défaut physique, sauf peut-être de n’avoir pas de prothèses améliorantes.

SOMATHÈQUE

Notes

Notes
1 Le validisme est une forme de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable contre les personnes vivant un handicap
2 Les différentes somathèques que nous proposons listent des ouvrages que nous considérons intéressants à niveau égal, sans classement hiérarchique


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